Centrale de Romanche-Gavet : des turbines en grande pompe
Par Maïté Darnault, Envoyée spéciale dans la vallée de la Romanche — 15 juillet 2018 Libération
Le chantier hors norme accueille ses deux colossales roues à aubes cet été. EDF, confiant, estime les retombées économiques du projet hydroélectrique à 40 millions pour les entreprises locales.
Elle porte un nom d’homme, Francis, fait 2 mètres de diamètre et pèse 4 tonnes. Pour l’atteindre, il faut parcourir plusieurs centaines de mètres sous terre dans le massif de Belledonne (Alpes). La première turbine de la centrale hydroélectrique de Romanche-Gavet (Isère) a été installée le 3 juillet, la seconde devrait suivre courant août. Ces deux roues à aubes constituent le cœur du nouvel aménagement souterrain d’EDF : d’une puissance installée de 92 MW, elles entreront en service en 2020. Par la poussée de l’eau, elles permettront de produire 560 GWh par an, soit l’équivalent de la consommation électrique d’une ville de 230 000 habitants.
Le chantier est pharaonique : depuis 2013, 160 000 mètres cubesde roche ont été extraits afin de percer un tunnel de 10 kilomètres qui mènera l’eau de la Romanche du barrage de Livet à la caverne-usine de Gavet. Entre ces deux villages, six centrales et cinq barrages avaient été construits au début du XXe siècle par les industriels venus prospérer grâce à la houille blanche. Tous vont être détruits, à l’exception de la centrale des Vernes, classée monument historique. L’arrivée des turbines marque un climax pour les équipes à pied d’œuvre depuis des mois : jusqu’à 300 ouvriers ont été mobilisés, la moitié en ce moment. Elle représente aussi une belle opportunité pour le leader français de l’hydraulique de communiquer sur son savoir-faire et de plaider sa cause, alors que les modalités de l’ouverture à la concurrence imposée par la Commission européenne se précisent.
Sur la partie en amont du chantier, le 10 juillet. Photo Etienne Maury
«Choix politique».
En France, le secteur de l’hydroélectricité, deuxième source de production électrique du pays derrière le nucléaire, est historiquement contrôlé à 80 % par EDF et à 15 % par des filiales d’Engie. Or une partie des concessions accordées après-guerre arrivent progressivement à échéance depuis 2011. Sur 433 barrages, près de 150 pourraient passer au privé d’ici 2022. Total est notamment sur les rangs via sa filiale Direct Energie, aux côtés du suédois Vattenfall ou du canadien Hydro-Québec.
L’ouvrage de Romanche-Gavet n’est pas concerné, puisque sa concession a été renouvelée pour soixante ans en 2010, passant sous le radar des convoitises européennes. Mais la direction d’EDF a saisi l’occasion d’une visite de presse organisée le 10 juillet sur le méga-chantier alpin pour faire passer son message : «Le choix du régime juridique des concessions, sa remise en question et les modalités de cette évolution sont un choix politique sur lequel EDF n’a pas de commentaire à faire, considère le directeur de la division "production hydraulique" chez EDF, Yves Giraud. Nous ne sommes pas opposés à la mise en concurrence, nous nous sommes préparés. Mais nous avons deux souhaits : que la concurrence soit équitable, qu’on ait le droit de concourir sur nos propres concessions et qu’on puisse gagner si on est les meilleurs.» Il veut aussi «que la mise en concurrence prenne en compte les spécificités de l’hydraulique». Car la production hydroélectrique contribue à la gestion d’ensemble d’un territoire, d’une ou de plusieurs vallées. Ce sont ces particularités - et leur maîtrise par EDF - que la visite de Romanche-Gavet s’est employée à illustrer. «L’hydraulique est une énergie renouvelable de proximité, avec des ouvrages intégrés dans leur environnement, en terme de paysages mais aussi au sens socio-économique», a ainsi résumé Yves Giraud. EDF estime à 40 millions d’euros les retombées économiques pour les entreprises locales sur l’ensemble du projet, qui inclut une clause d’insertion sociale.
Passe à poissons.
Première étape de l’excursion ce 10 juillet : le barrage du Livet, achevé l’été dernier. Quelques minutes suffisent à ouvrir ses vannes : en cas de crue, il doit pouvoir «s’effacer». Entre autres innovations, il est doté d’une passe à poissons pour le frayage des truites. En contrebas, sur la rive, deux personnes sont en train de farfouiller dans les buissons. Elles vérifient si les végétaux qui ont repoussé depuis le lancement de l’installation ne sont pas des indésirables. «A la suite du démantèlement des anciens ouvrages, les berges vont être recalibrées et reverdies avec des espèces indigènes», explique le chef d’aménagement de Romanche-Gavet, Daniel Pierra. La visite se poursuit en aval, à la sortie de l’usine : quand l’eau aura été turbinée, quatre dissipateurs vont permettre de consumer l’énergie créée par la chute artificielle avant que le flot ne soit rendu à la rivière. «L’ouvrage est capable de dissiper les 92 MW sans déversement brusque, on évite tout risque pour les marcheurs, les pêcheurs, les kayakistes», souligne Daniel Pierra. L’objectif, à terme : lever l’interdiction préfectorale de circulation sur les berges de la Romanche. Outre la question de la gestion des crues, de la préservation des écosystèmes et de la sûreté de la rivière, EDF régule aussi les autres usages de l’eau, de la ressource potable aux utilisations agricoles, industrielles et touristiques. Et c’est bien cette mission de service public que l’Etat devra redéfinir avec l’ouverture aux concurrents européens d’une partie des actifs de l’hydroélectricien français.