En Russie..
La Croix
27/06/2010 15:00
Rosatom, le fleuron nucléaire russe, est un Etat dans l’Etat
Pour trouver un équivalent français à ce mastodonte public russe, il faudrait additionner le Commissariat à l’énergie atomique, Areva et EDF
Elektrostal, à une cinquantaine de kilomètres à l’est de Moscou. Une ville qui doit son nom à son passé sidérurgique, interdite aux étrangers à l’époque soviétique. C’est là que furent réalisées les barres d’uranium de la première centrale nucléaire russe, en 1954. Et c’est là qu’aujourd’hui encore, TVEL, une des filiales de Rosatom, l’Agence fédérale de l’énergie atomique, assemble le combustible qui alimente les réacteurs de technologie russes, mais d’autres aussi.
À Elektrostal, le français Areva utilise ainsi les services de TVEL pour fournir sept réacteurs en Europe. « Un simple ajustement de production destiné à nos clients étrangers », précise-t-on au siège du groupe. Au total sortent chaque mois environ 15 000 « crayons », des tubes en zirconium de deux à quatre mètres de long remplis de pastilles d’oxyde d’uranium, destinés à 76 réacteurs, soit 17 % du parc mondial.
Du culte du secret de l’empire communiste subsiste encore le nom du site, « Usine de constructions mécaniques », inscrit sur le fronton de l’entrée entouré de deux portraits de Lénine. « Un leurre destiné à cacher la réelle affectation des lieux », expliquent ses responsables. Cachés au milieu des arbres, les bâtiments, répartis sur une quarantaine d’hectares, ne semblent pas avoir changé. Certains, construits juste avant la révolution russe de 1917 pour abriter une usine d’armement, sont en ruine.
Capter, d’ici à 2025, le quart du marché mondial du combustible
Les unités actuelles de fabrication ont, quant à elles, été largement modernisées, car ici aussi on parle amélioration de la productivité. Aujourd’hui 4 800 personnes travaillent sur le site, contre 12 000 à la grande époque communiste. « La concurrence s’intensifie, il faut réduire les coûts de revient en se calant sur les standards occidentaux », souligne Oleg Kodzmentsov, l’un des patrons du site.
L’an dernier, chaque employé a produit 1,37 tonne de combustible, contre 0,62 tonne en 2006. Cette année, l’objectif est d’atteindre 1,84 tonne. La filiale de Rosatom s’est inspirée des méthodes du japonais Toyota pour réorganiser ses lignes de production, dont le tiers ont déjà été entièrement automatisées, le reste devant l’être dans les quatre ans qui viennent.
Les dirigeants de Rosatom ont aujourd’hui comme objectif de capter, d’ici à 2025, le quart du marché mondial du combustible et le tiers de celui des nouvelles centrales. « Le nucléaire civil est un chantier prioritaire pour le gouvernement russe. Il contribue à la diversification de son économie et, sur le plan géopolitique, maintient le Kremlin dans son rôle de superpuissance », souligne Arnaud Dubien, directeur de recherches à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris).
Dirigé par Sergueï Kirienko, ancien premier ministre de Boris Eltsine en 1998, Rosatom est un État dans l’État, tout comme l’est Gazprom pour la production gazière. Créée en 2007 par Vladimir Poutine, Rosatom fédère l’ensemble des activités russes du nucléaire. L’équivalent du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) français, auquel on aurait ajouté Areva et EDF, avec 31 réacteurs en Russie et 10 en construction.
"Il faut rompre avec l’image d’un nucléaire russe vieillissant et peu sûr"
Ce mastodonte compte 200 entreprises, 70 instituts de recherche et emploie 300 000 personnes, pour un chiffre d’affaires estimé à 14 milliards d’euros. « Il faut rompre avec l’image d’un nucléaire russe vieillissant et peu sûr. La Russie possède toujours d’excellents savants et elle est en pointe sur les projets de réacteurs de quatrième génération… affirme un industriel français.
Rosatom fait feu aujourd’hui de tout bois, multipliant les annonces et les contrats. En mars, le holding public a signé un accord avec l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) pour la création de la première banque mondiale d’uranium enrichi, destiné à des pays qui se lancent dans la construction de centrales.
En Inde, où il achève la construction de deux réacteurs nucléaires, il a annoncé, au mois d’avril, son intention d’en installer douze autres, dont la moitié d’ici à 2017. Dans la foulée, à l’occasion d’une visite du président russe Dmitri Medvedev à Buenos Aires, Rosatom a signé un programme de coopération énergétique avec le gouvernement argentin pour la livraison de plusieurs réacteurs de troisième génération.
En mai, il a décroché un contrat de 16 milliards d’euros pour la construction et l’exploitation de quatre réacteurs en Turquie, qui composeront la première centrale du programme nucléaire turc. Rosatom sera également le propriétaire des installations. Début juin, le géant russe s’est aussi mis d’accord avec le Vietnam pour la réalisation de la première centrale du pays. « Pour vendre leurs réacteurs à l’étranger, les Russes s’appuient sur les anciens pays frères, mais fonctionnent aussi par paquets, en livrant d’autres produits que du nucléaire, comme du gaz dans le cadre de l’accord avec la Turquie », explique un diplomate français.
Sur tous les fronts, même les plus sensibles
Le géant russe est sur tous les fronts, même les plus sensibles. Cet été doit ainsi être mis en service la première centrale nucléaire iranienne de Bouchehr. La construction avait été lancée en 1979 par l’allemand Siemens, avant d’être repris par le russe en 1994. Selon Rosatom , le combustible, assemblé à Elektrostal, a déjà été livré en Iran et les premiers essais seraient sur le point de démarrer.
Depuis plusieurs années, le fleuron russe de l’atome multiplie aussi les partenariats industriels. Il s’est associé avec Alstom dans la construction de turbines, Toshiba dans les combustibles, mais surtout Siemens. En mars 2009, un mois après avoir annoncé sa sortie du capital d’Areva NP, le groupe allemand a signé un accord de coopération industrielle avec Rosatom pour la construction de nouvelles centrales. Un coup de tonnerre dans le secteur.
Depuis, le dossier est en suspens, en raison des procédures lancées par Areva auprès de la Cour internationale d’arbitrage, mais Siemens et Rosatom ont réaffirmé leur intention de travailler ensemble. Cet axe germano-russe n’empêche pas, malgré tout, le rapprochement, observé ces derniers mois, avec le camp français.
Il y a quelques jours, Rosatom a signé un accord de coopération avec le CEA pour travailler notamment sur la quatrième génération. Et la semaine dernière, EDF et Rosatom ont décidé de renforcer leur coopération technique en matière de recherche et d’optimisation des réacteurs. Rosatom fournit déjà des services d’enrichissement à l’électricien français et le patron d’EDF, Henri Proglio, ne fait pas mystère de son intention de travailler plus avant avec les Russes.
Jean-Claude BOURBON, à ELEKTROSTAL