[Exclusif] À bord de la première centrale nucléaire flottante au monde
AURÉLIE BARBAUX Usine Nouvelle 26/06/2019
REPORTAGE En août 2019, la première centrale nucléaire flottante au monde quittera le port russe de Mourmansk, où ont été mis en service ses deux réacteurs de 35 MW, pour rejoindre Pevek en Sibérie Orientale où elle remplacera deux vielles centrales nucléaire et à charbon. L'Usine Nouvelle est monté à bord.
La centrale nucléaire flottante Akademik Lomonosov
Rien, absolument rien, n’indique que l’on pénètre dans une centrale nucléaire, excepté le logo Rosatom, fraîchement peint sur la coque. Ni dosimètre, ni équipement spécial, seul un casque est requis pour monter à bord de l’Akademik Lomonosov. Et encore est-ce parce que la barge de 140 mètres de long et 30 mètres de large est encore en chantier… de peinture. Construite à St Petersbourg, la centrale flottante est amarrée depuis mai 2018 sur les quais d’AtomFLot, le centre hyper sécurisé de maintenance de la flotte de navires à propulsion atomique russe gérée par Rosatom, à quelques kilomètres du centre de Mourmansk, port charbonnier installé sur la rive orientale de la baie de Kola dans la mer de Barents.
C’est là qu’a été chargé la combustible nucléaire et qu’ont été effectués les tests des deux réacteurs nucléaires à eau pressurisée KLT-40C de 35 MW chacun, "les poussant jusqu’à 110 % de leur capacité“, explique Dmitry Alekseenko, directeur adjoint construction et opération de la centrale flottante.
Ce 21 juin, lors d’une visite organisée pour une poignée de journalistes européens, rien n’indique pourtant que les deux réacteurs sont en service, "à plus de 10 %", affirme Vladimir Iriminky, ingénieur senior en charge de la protection environnementale. Et on ne pourra que le croire lorsqu’en passant dans une coursive, il indiquera que "derrière ce mur il y a les réacteurs", et un peu plus loin, que "derrière ces deux portes, il y a les salles des turbines". Aucun bruit ne filtre, ou presque. Et le petit sifflement qui se fait entendre "n’a rien à voir avec la production nucléaire", explique notre guide. Et pas d’inquiétude concernant la radioactivité. Le confinement à double niveau des réacteurs est parfaitement étanche. Un savoir-faire hérité des sous-marins et brise-glace atomiques, dont le précurseur, le Lenin, armé en 1959 et désarmé en 1989, a été transformée en musée aujourd’hui amarré dans le port de Mourmansk.
La première centrale nucléaire flottante au monde tire en effet parti du double retour d’expérience de Rosatom dans la propulsion nucléaire et des centrales nucléaires. Le groupe russe de 250 000 personnes, qui regroupe 300 entreprises, exploite en Russie 27,9 GW de capacités nucléaires dans 35 réacteurs. Couvrant tous les métiers de l’atome, Rosatom détient aussi 36 % du marché mondial de l’enrichissement d’uranium et 17 % du marché du combustible nucléaire.
La construction d’Akademik Lomonosov a été décidée en 1998. Ce devait être la tête d’une série de sept centrales flottantes destinées à produire de l’électricité nucléaire dans des zones industrielles reculées du grand Nord ou de l’Extrême-Orient russe, où il très difficile de construire des centrales électriques classiques ou de les alimenter en combustible. Rosatom aimerait bien aussi l’exporter. À qui ? "C’est une unité pilote, on attend le retour d’expérience, mais il pourrait y avoir une demande de dizaines d’unités dans le monde", avance Kirill Toporov, directeur de la centrale nucléaire flottante Akademik Lomonosov.
En fait, l’Akademik Lomonosov est une sorte centrale nucléaire flottante témoin. Si à son bord on y trouve une piscine d’eau de mer, une salle de sport et un sauna, ces équipements seraient ensuite uniquement en option dans les versions suivantes sur lesquelles travaille Rosatom. "Elles seront customisées à la demande des clients", explique Vladimir Iriminky. C’est pourtant, hormis les coursives, les ponts et un coin bar "sans alcool" devant servir de refuge en cas d’incendie, les seules pièces visibles durant la visite.
Quelque 300 personnes ont participé durant cette dernière année à la finalisation de la centrale, l’équipe permanente étant d’environ 150 personnes. Arrivée à Pevek, l’usine sera exploitée par deux équipes de 130 personnes, "déjà formées à l’exploitation et la maintenance", prévient le directeur adjoint Dmitry Alekseenko. La majeure partie du personnel vivra à terre. Ils accéderont à la centrale par un pont actuellement en construction. La centrale sera en effet installée à 270 mètres de la cote et 450 mètres de la première habitation. À toutes questions relatives à la sûreté nucléaire et la sécurité, les réponses sont les mêmes. La centrale flottante est "invulnérable aux tsunamis et aux catastrophes naturelles", répètent les porte-parole de Rosatom, qui précisent "qu’en cas d’échouage, elle peut fonctionner pendant 24 heures".
Les combustibles usés seront stockés sur place, d’abord en piscine, dans des réservoirs plein d’eau, puis à sec. De quoi tenir 12 ans, date de la première visite de maintenance. Le combustible lui, donne une autonomie de 3 ans et demi. "Sa durée de vie est de 40 ans", indique Dmitry Alekseenko. Et, outre de produire de l’électricité dans des zones inaccessibles, elle présente aussi l’avantage de ne pas avoir à être démantelée sur place et "ne laissera aucune trace", précise le directeur de la centrale. En fin de vie, elle sera traitée comme un navire à propulsion nucléaire, explique un autre porte-parole de Rosatom. Et donc peut-être revenir à Mourmansk, sur le même quai où se trouve justement un vieux brise-glace désarmé, qu’il est interdit de photographier comme tous les autres navires d’AtomFloot de la zone, dont un impressionnant porte-avions à piste courbe, à l’exception de l’unique cargo atomique au monde, dont les Russes semblent très fiers.
L’électricité à bord est fournie par l’un des huit diesels installés, dont quatre de secours. Une fois en service à Pevek, 7 % de la production nucléaire sera réservée au fonctionnement de la centrale flottante. Le reste alimentera la zone industrielle et 100 000 habitants en électricité et en chaleur la zone industrielle.
La centrale flottante remplacera la centrale nucléaire de Bilibino et une vieille centrale à charbon, améliorant ainsi un peu le bilan carbone de cette zone minière (or, charbon, mercure…), surtout connue pour ses goulags et ses mines d’uranium, aujourd’hui fermées.