Le commentaire toujours optimiste de Mycle Schneider lorsqu'il s'agit de nucléaire..
Les centrales nucléaires deviennent nomades
La Russie construit la première barge nucléaire destinée aux régions isolées. Au risque d'alimenter la prolifération.
Construire une centrale nucléaire de poche, flottante et capable de vous suivre partout où vous en avez besoin pour distribuer son énergie... Le pari paraît fou ! Il est pourtant en train de se réaliser depuis mai sur les chantiers navals russes de Baltiski Savod, à Saint-Pétersbourg. Baptisée Academic Lomonosov, cette centrale nucléaire, première du genre, se compose d'une barge d'acier de 144 mètres de long et 30 de large, sur laquelle seront installés deux réacteurs compacts à eau pressurisée KLT-40S - des réacteurs sûrs, que l'on trouve d'ordinaire sur les brise-glace et les sous- marins. Les promoteurs du projet aiment à rappeler que l'un de ces réacteurs équipait le Koursk , de sous-marin nucléaire qui sombra en mer de Barents, en août 2000. Une explosion ravagea le bâtiment, mais le réacteur demeura en état de marche. Une fois achevée, l'installation sera remorquée jusqu'à sa destination finale, où elle sera stabilisée sur des pilotis, éventuellement protégée par une digue et branchée au réseau électrique local. Certes, les deux réacteurs ? - d'une puissance électrique de 35 mégawatts chacun - sont 10 à 15 fois moins puissants qu'une centrale nucléaire classique; mais ils seraient suffisants pour alimenter en énergie une ville de 200 000 habitants pendant une durée d'exploitation de quarante ans.
La fin de l'assemblage d'Academic Lomonosov est prévue pour 2011. Elle sera ensuite mise en service en 2012 dans la ville de Vilioutchinsk, ancienne base de sous-marins nucléaires de la péninsule du Kamtchatka, à l'extrémité orientale de la Russie. Achetée par l'entreprise russe Energoatom pour 227 millions d'euros, elle est la première d'une série de sept installations censées être opérationnelles à l'horizon 2020 dans des régions isolées de l'Arctique russe : Yakoutie, Tchoukotka, péninsule de Taïmyr... Quelques- unes pourraient venir s'ad joindre aux installations d'extraction de pétrole et de gaz que l'exploitant russe Gazprom projette d'ancrer au large des péninsules de Kola et de Yamal. C'est au début des années 1970 aux Etats-Unis, chez Westin- ghouse Electric, qu'est née l'idée de centrale flottante. Le géant de l'énergie envisageait de construire huit FNPP (floating nuclear power plants, centrales nucléaires flottantes) relativement puissantes pour quelque
180 millions de dollars. Mais les résistances politiques et locales, ainsi qu'une conjoncture économique difficile, firent avorter le projet. En 2001, le concept sera adapté par Joe Barton, un élu du Texas à la Chambre des représentants : il propose de subvenir aux besoins énergétiques de la Californie en utilisant les moteurs des navires militaires à propulsion nucléaire. Mais la Russie est déjà plus avancée : au début des années 1990, l'idée d'utiliser des sortes de «batteries» nucléaires installées sur des bateaux a été émise pour surmonter la crise énergétique qui frappait alors les contrées les plus orientales de la Russie. Plusieurs régions se déclarent intéressées par ces minicentrales. Les autorités nucléaires russes lancent alors un grand appel à projets, au terme duquel, en 1998, le directeur de l'exploitant Rosenergoatom, Yevgeniy Ignatenko, distingue le concept de centrale nucléaire embarquée comme un développement des plus intéressants pour les régions isolées.
Isolées... mais pas forcément russes. Aujourd'hui, les ambitions des dirigeants de Rosatom, l'agence fédérale de l'énergie atomique russe, se tournent vers les pays en voie de développement. Une centrale nucléaire flottante peut, selon eux, venir soutenir une industrie naissante ou une ville en expansion. Elle pourrait même servir à la désalinisation de l'eau de mer, à raison de 240 000 mètres cubes d'eau douce par jour, dans des régions soumises à une sécheresse chro- nique. «La solution russe est intéressante pour des petits pays, car ette permet de fabriquer les centrales là ou l'on dispose d'un support industriel, pour les installer ensuite là oil on en a besoin, explique André Chabre, expert international en technologie des réacteurs expérimentaux au Commissariat à l'energie atomique. De plus, la fabrication en série permettra d'abaisser les coûts. Cette solution est de toute façon plus économique que d'etendre un réseau jusqu'aux coins les plus reculés et bien moins chère que de financer une grosse centrale.» Une quinzaine de pays seraient déjà intéressés, au nombre desquels le Qatar, la Malaisie, l'lndonésie, l'lndonésie, l'Algérie, le Cap- Vert ou encore Argentine. Dans tous les cas, l'agence Rosatom demeurerait propriétaire des FNPP, à charge pour elle d'assurer leur maintenance, le renouvellement du combustible tous les douze ans, ainsi que le démantèlement final. Ces operations sont très lourdes puisqu'elles nécessitent d'aller chercher la centrale flottante, de la remorquer jusqu'en Russie pour décharger les effluents et remplacer le combustible usé, puis de la remettre en place. «Des opérations qui prennent environ deux ans, et qui nécessiteront de disposer sur le site d'une barge de remplacement dans ce même laps de temps», souligne André Chabre. Ne serait-il pas plus simple de vendre carrément la centrale aux intéressés ? «Cela serait contraire au traité sur la non-prolifération des amies nucléaires dont la Russie est signataire, répond Mycle Schneider, consultant en énergie et politique nucléaire. L'idée des Russes est de livrer aux autres pays un paquet fermé, sans accès au combustible.» De même, l'uranium utilisé est beaucoup moins enrichi qu'à bord des sous-marins nucléaires, et ne peut donc être utilisé à des fins militaires. Reste que «sur le plan de la prolifération, cette multiplication du nombre d'installations atomiques dans le monde et du nombre de personnes à les manipuler est inquiétante», insiste Mycle Schneider. Jusqu'à présent, les centrales étaient, en effet, concentrées dans les pays industrialisés. En mettant les réacteurs à la portée économique des pays en voie de développement, la Russie procède à un redéploiement de l'énergie nucléaire à l'échelle globale. Et multiplie dans le même temps les sources potentielles d'accident, comme le souligne l'ONG Green Cross Russie, dans un rapport publié en 2000 (1) et régulièrement remis à jour depuis. Y est ainsi recensée une kyrielle d'incidents - dus en majeure partie à des erreurs humaines - survenus sur des brise-glace. Des incidents qui pourraient se produire avec la même probabilité sur des centrales flottantes équipées des mêmes réacteurs. Et en cas d'accident majeur ? «S'il y a fusion du coeur, par exemple, on peut noyer le réacteur, commente Mycle Schneider. Ainsi on localise immédiatement l'impact. Mais, ensuite il est difficile de récupérer le réacteur au fond de l'eau.» Le problème se poserait avec la même acuité, d'ailleurs, si un cyclone, un séisme ou un tsunami venait à couler l'installation...
Et puis, souligne Green Cross, il y a le problème de l'instabilité politique des pays dans lesquels seront installées ces centrales, qui pourraient devenir demain la cible privilégiée d'attaques ou de chantages terroristes. «La menace terroriste existe pour toutes les centrales, pondère André Chabre. Ce type d'installation flottante est- il plus vulnérable ? Ce n'est pas sûr, car une fois ancré à la côte, cela devient une centrale classique. Tout dépend ensuite du système de garde et de protection que l'on met en place... comme sur terre.» Affaire à suivre.
(1) «Floating Nuclear Power Plants in Russia : A Threat to the Arctic, World Oceans and Non Proliferation Treaty»
Sylvie Rouat