J’ai rencontré Monsieur Pétrole
Usine Nouvelle 03 Octobre 2012
Une seule société au monde est capable d’influer réellement sur les cours du pétrole : la société saoudienne Saudi Aramco. Son président Khalid Al-Falih détient un pouvoir gigantesque. Rencontre.
En quelques mots, Khalid Al-Falih est un PDG qui peut affoler les marchés mondiaux du brut. Ce Monsieur Pétrole, président de Saudi Aramco, la compagnie nationale saoudienne, est à la tête d'une société qui détient 23 % des réserves mondiales de pétrole et produit 10 millions de barils par jour. A cela s'ajoute une marge de production de 1 à 1,5 million de barils. Un cas unique qui permet à Khalid Al-Falih de dicter en partie les cours mondiaux du pétrole…
Approcher un tel homme n’est pas facile. Pour le rencontrer, direction le siège social de Saudi Aramco, à proximité de Dahran dans l’est de l’Arabie Saoudite… Un siège social à la démesure de la société. Ses surnoms sont parlants :
"Aramco City" et "la capitale du pétrole". Entouré de palissades et de barbelés, le siège accueille 42 000 salariés vivant au sein d’une véritable petite ville. Ici, les lois changent. On y trouve un cinéma, une église, des femmes qui conduisent… Autant d’infractions à la législation du royaume wahhabite.
Cernée par le désert, Aramco City est verte : petits jardins à l’américaine, stades de foot, golf, centre commercial fleuri, écoles, hôpital, université, centre de recherche… Cet univers s’est construit autour d’un lieu historique : Damman 7, le premier puits de pétrole d’Arabie Saoudite. Il a commencé à produire le 31 mars 1938 et a signé le début de l’essor du royaume. Surnommé Prosperity Well (le puits de la prospérité), sa production s’est arrêtée en 1960. Aujourd’hui, c’est un véritable monument.
La 7ème plus grande raffinerie du monde
Khalid Al-Falih travaille dans un somptueux bâtiment de marbre sombre, décoré de fontaines et de jeux de lumière. En attendant le rendez-vous dans ce faste, on se prépare à voir surgir une sorte de prince du désert, arborant fièrement le keffieh à damier et la tunique blanche. Quelle surprise de voir arriver un homme en costume gris à la coupe occidentale. Chemise ouverte, il arbore un sourire chaleureux en s’excusant pour son retard.
Il remercie tout d’abord le pétrolier Total par qui l’invitation - indispensable - est arrivée. Le Saoudien et le Français ont monté depuis 2008, la JV Satorp (67,5% Saudi Aramco, 32,5 % Total). Son objectif : construire et opérer la
plate-forme de raffinage et de pétrochimie de Jubail 2. Ce sera la 7e plus grande raffinerie du monde et, de loin, la plus complexe. Cet investissement commun de 10 milliards de dollars (7,75 milliards d’euros) est en cours de démarrage pour être pleinement opérationnel d’ici fin 2013.
Puis, le PDG prend un air sombre. "Par le passé, nous avons eu une belle collaboration avec Total et Shell dans la recherche de gaz. Mais Total a décidé de nous quitter prématurément…" Un lourd silence s’abat dans la salle. Khalid Al-Falih reprend : "Trois ans plus tard, nous découvrions… que Total avait raison !" Patrick Pouyanné, le directeur général raffinage-chimie chez Total, éclate de rire. Content de son effet, Khalid Al-Falih reprend : "L’ancre de la relation avec Total aujourd’hui est la raffinerie de Jubail".
De cet objet industriel, il tire l’enseignement que l’avenir est tourné vers les grandes plate-formes intégrées de pétrochimie et de raffinage. Saudi Aramco multiplie les investissements en ce sens dans le Royaume et à l’extérieur du pays. Le pétrolier entend tirer de la valeur ajoutée de son pétrole, plutôt que de simplement l’exporter.
Le PDG lance : "Notre principal objectif est d’être la compagnie la plus rentable possible. Et nous irons partout où il faut pour cela". Derrière cette déclaration, l’homme tient à rappeler que sa société a beau être publique, il la gère comme une vraie compagnie intégrée dans la compétition mondiale.
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L’Europe n’est pas un marché accueillant"
Interrogé sur les opportunités d’exporter des produits raffinés en Europe, il évoque "un marché, déjà largement alimenté, qui stagne", avant d’asséner : "la régulation en Europe est très dure. Ce n’est pas un marché accueillant pour un investisseur étranger !"… Puis, devant la mine déconfite de son auditoire occidental, il ajoute "… mais c’est un très bel endroit à visiter". Il raconte avoir beaucoup apprécié l’exposition sur les arts de l’Islam au musée du Louvre à Paris. Maigre consolation !
En revanche, il n’est pas du tout opposé à voir les Européens dans son pays : "C’est une importante opportunité pour les entreprises européennes que de venir investir avec nous en Arabie Saoudite. Nous sommes ravis de nos partenariats avec Total, Solvay, Shell…"
On est surpris quand monsieur Pétrole en vient à parler des énergies renouvelables. "Nous nous y intéressons depuis deux ans, malgré la difficulté du marché mondial. Nous prenons le temps de choisir les bonnes technologies. Mais à terme nous serons un acteur mondial du photovoltaïque", lance-t-il.
Conscience écologique ? Virage vert ? Non, Khalid Al-Falih est avant tout un pragmatique. La demande électrique du pays croit à un rythme effréné.
Près d’un quart de sa production d’hydrocarbures part en fumée pour être transformé en électrons. Or ce pétrole est acheté à 5$/baril par l’électricien national… Un manque à gagner gigantesque pour Saudi Aramco.
Saudi Aramaco va donc tout faire pour soutenir la politique du pays qui veut produire 25 GW de solaire thermique, 16 GW de solaire photovoltaïque et 16 GW de nucléaire à l’horizon 2032. Le pétrolier prend son temps pour se positionner avec les bons partenaires. Un expatrié français rigole : "Ils ne veulent pas se faire avoir. Khalid Al-Falih déteste qu’on le prenne pour le roi du pétrole !"
A la fin de l’entretien, toujours souriant, l’ingénieur mécanique de 52 ans formé au Texas, interpelle une dernière fois son auditoire, et plus particulièrement les journalistes. "Faites attention à la façon de me citer et de me traduire. Je ne voudrais pas que l’on me reproche d’influer sur les cours du pétrole"…