Initiative verte: la Suisse a rendez-vous avec l’Anthropocène
L’initiative «verte» prend implicitement acte de l’avènement de l’Anthropocène, ce temps géologique qui en deux siècles a altéré pour l’éternité ou presque le système Terre, estime Grégoire Gonin, historien
13 septembre 2016
Une votation historique au sens littéral attend le corps électoral helvétique le 25 septembre. L’initiative «verte» prend implicitement acte de l’avènement de l’Anthropocène, ce temps géologique devenu commensurable au temps de l’agir humain, qui en deux siècles a altéré pour l’éternité ou presque le système Terre. Récemment mis à jour, l’éblouissant ouvrage de Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’événement Anthropocène, propose une histoire sociale et politique de l’environnement, et impose son indispensable épaisseur réflexive au texte soumis au vote.
C’est au XVIIIe siècle que la réflexion commence
Contrairement à la pensée dominante, c’est dès le XVIIIe siècle et l’émergence de l’industrialisation, et non à partir des années 1970 et le Club de Rome, qu’un regard critique s’est développé face aux mutations technologiques et à l’interaction entre nature et société. Si le libéralisme économique a pu s’imposer au siècle suivant, c’est parce qu’une «grande alliance verte» n’a pu voir le jour, car trop disparate (intellectuels romantiques, ouvriers et artisans opposés au machinisme, villageois défendant l’autonomie communale, révolutionnaires utopistes). En invisibilisant les dégâts du «progrès», l’idéologie anglo-saxonne n’a fait que retarder une prise de conscience qui désormais, telle une bombe environnementale à retardement, menace toute la planète. En quelque sorte, la volonté affichée par les initiants de revenir à l’équilibre «naturel» (une empreinte écologique d’une planète) efface deux siècles d’imposture scientifique, et, prêchant la culture du suffisant, met fin à la démesure d’un train de vie occidental mené à crédit sur les ressources du Sud.
La Grande-Bretagne, un «parasite suceur de sang»
Dès 1745, l’économiste britannique Malachy Postlethwayt décrit l’Empire comme une «superstructure magnifique, faite de commerce américain, de puissance navale et reposant sur des fondations africaines»: libre-échangisme et mondialisation (force de travail négrière, coton nord-américain) en sont les ressorts, bien loin de la seule invention technique (la machine à vapeur). «Que ferons-nous quand les mines […] auront été épuisées?» s’interroge en 1754 l’écrivain Edward Moore. L’économiste Jean-Baptiste Say constate en 1828 qu’«heureusement que la nature a mis en réserve longtemps avant la formation de l’homme d’immenses provisions de combustibles […] comme si elle avait prévu que l’homme […] détruirait plus de matière à brûler qu’elle n’en pourrait reproduire». En 1862, le chimiste allemand Justus von Liebig dit de la Grande-Bretagne, tel un parasite, qu’elle suce le meilleur sang du monde. Dans Erewhon (1872), le romancier Samuel Butler (1872) met en scène une guerre civile entre partisans et opposants de l’industrie de masse. «Avons-nous le droit d’accaparer la Terre pour nous seuls et de détruire à notre profit, et au détriment des générations à venir, tout ce qu’elle a produit de plus beau […] par l’élaboration de plus de 50 millions d’années?» demande en 1912 le zoologiste français Edmond Perrier.
Historiens et politiques obligés à une lecture écologique des «révolutions»
En 2016, les faits sont pourtant là: multiplication par 50 de la consommation d’énergie entre 1800 et 2000, effondrement de la biodiversité (la «sixième extinction»), le rejet exponentiel de méthane, de protoxyde d’azote et de CO2 dans l’atmosphère oblige historiens et politiciens à une lecture des coûts écologiques des «révolutions» industrielles, longtemps abordées sous l’angle de la fascination technique et de l’augmentation de la productivité. Toutefois, les Indiens Yanomanis, qui exploitent la forêt amazonienne, ou le Kenyan moyen qui consomme 32 fois moins d’énergie qu’un Nord-Américain, doivent-ils se sentir responsables des statistiques d’ensemble?
La focalisation sur l’innovation technique «moderne», négligeant les rapports de force entre secteurs politico-économiques antagonistes, occulte notamment qu’à la fin du XIXe siècle 6 millions d’éoliennes à rotor tournaient dans le Midwest, ou qu’en 1950 encore 80% de l’énergie californienne provenaient du solaire. Le triomphe du pétrole sur le charbon, après 1945, s’explique en large partie parce que, plus intensif en capital qu’en travail, reposant sur des métiers dispersés géographiquement, l’or noir permet de briser la solidarité et les grèves des mineurs, qui vivent dans la promiscuité de conditions.
Le cynisme publicitaire et son gâchis
L’apparition successive de la marque, au début du XXe siècle, puis de la vente à crédit et à correspondance, le développement des supermarchés puis des self-services contribue à l’émergence d’un marché de masse. Un système que l’obsolescence programmée, dénoncée dès 1925 par Stuart Chase et sa Tragédie du gaspillage, et le cynisme publicitaire et son gâchis (Vance Packard, The Hidden Persuaders, 1957), propre aux Trente «Glorieuses» (pollueuses, plutôt), ne vont qu’amplifier. Quant au PIB, il fait dès son invention l’objet de critiques farouches, dès lors que ne sont pas défalqués les «coûts de civilisation», telle la pollution. Le succès de la Pax americana croissanciste, et ses conséquences écologiques dramatiques pour la périphérie, ainsi que le keynésianisme de la guerre froide donnent un sens moral au consumérisme, «en le reliant à la prospérité nationale […], à la compétition avec l’URSS et […] à la défense de la liberté», selon Bonneuil et Fressoz. Dans La guerre du nylon (1951), David Riesman narre l’initiative d’un colonel US bombardant les rouges de cigarettes et de collants, pour les convaincre d’embrasser le capitalisme. Moscou réplique avec du caviar et des manteaux de fourrure…
Ramuz et son «paysan et la machine»
Dans un texte extraordinaire de 1942, «Le paysan et la machine», Ramuz louait l’attitude ancestrale des agriculteurs vis-à-vis d’une terre nourricière qu’ils considéraient encore avec respect. C’était avant l’agrochimie industrielle. Que des élus suisses actuels vitupèrent contre l’inanité d’une initiative menée au seul échelon suisse disqualifie le sens même et la noblesse de l’action politique. Ce n’est que parce que change le pensable que se modifient les possibles. Si on avait écouté leurs homologues français ou britanniques conservateurs par le passé, on débattrait encore de l’abolition de la traite négrière. La démocratie suisse vaut mieux que cela.