Tout le monde sait désormais que le pétrole finira un jour, et que ce jour-là sera très embêtant. Malgré cela, nous ne cessons de consommer davantage de pétrole chaque année. Où est l'erreur?
L'erreur? Il n'y a pas d'erreur. Il se trouve simplement que l'être humain n'aime pas les changements désagréables, et s'accroche donc à ses habitudes tant que le ciel ne lui tombe pas sur la tête. Reste à expliquer comment il est possible que nous nous comportions de la sorte, au risque évident de conduire un jour notre espèce à sa perte. Deux remarques me semblent s'imposer.
Premièrement, ceci que l'espèce humaine s'est, au fil des millénaires, adaptée à des milieux géographiquement limités, où la relation entre causes et effets du style: «il pleut, je suis mouillé» ou «je plante, ça pousse» était immédiatement visible et compréhensible. Notre cerveau reste donc adapté pour l'essentiel, aujourd'hui encore, aux interactions courtes: au-delà de cent personnes, au-delà de cinquante kilomètres, au-delà d'une année ou deux, opérationnellement, nous ne voyons plus grand-chose: une forme de myopie congénitale.
Or, cette vision courte, qui hier ne portait pas à conséquence, puisque nous ne sortions pas jamais de notre pré carré, devient un handicap majeur à l'ère de la communication universelle instantanée laquelle nous confronte en effet continûment à des phénomènes d'une taille et d'une durée dépassant de très loin les capacités opérationnelles de notre cerveau: les subprimes, les tsunamis, la faim planétaire, le choc des civilisations, l'épuisement pétrolier, le réchauffement climatique, que sais-je encore. Face à ces phénomènes trop grands pour nous, notre cerveau myope nous incline en effet à ne rien changer d'essentiel, à attendre de «voir venir», et à parler, parler, parler, dans l'espoir secret que nos discours, tels une potion magique, arrangeront les choses sans que nous soyons obligés de changer vraiment nos modes de vies. Ce n'est là, de notre part, ni méchanceté, ni bêtise, juste faiblesse cérébrale.
Deuxièmement, notre espèce, comme toutes les espèces animales, obéit, devant le danger, à un puissant instinct de fuite. Ainsi, lorsque nous entendons que la Suisse demain sera sèche comme le Sahara, que le pétrole va disparaître, que le cinquième de l'humanité va crever de faim, que la Chine et l'Inde domineront le monde et qu'il nous faudra bientôt adorer peut-être Pékin ou Delhi, notre réaction, face à de tels changements annonçant peu ou prou la fin de notre manière de vivre, voire de notre vie tout court, est de fuir et nier: «non, non, rien de tout cela ne se produira, en tout cas de notre vivant, c'est sûr...» Or, même si nous nous cachons sous les draps, comme dit la chanson, les déséquilibres majeurs aujourd'hui en formation déclencheront mécaniquement, un jour, des changements radicaux. Ce jour-là, nous n'aurons plus le temps ni les moyens de rien dire ni rien faire pour empêcher ces changements de bouleverser l'ordre du monde, nous ramener au temps des charrettes et de la bougie, nous plonger dans la misère, ou même détruire une grande partie de l'espèce humaine. La myopie de notre espèce, hélas congénitale, risque de nous coûter cher.