La Russie et le marché du gaz post-soviétique
05/12/2005 20:37
http://fr.rian.ru/analysis/20051205/42322552.html
MOSCOU, 5 décembre –
Igor Tomberg, économiste, maître de recherche à l'Institut des relations économiques et des études politiques de l'Académie des sciences de Russie - pour RIA Novosti.
Les causes de l'aggravation subite des relations entre la Russie et ses voisins post-soviétiques dans le secteur gazier relèvent moins de l'industrie de l'énergie ou de l'économie en général, bien que le prix du gaz soit apparemment le principal motif de la brouille entre les partenaires.
Le premier coup de feu a tonné dans le rapport présenté par Alexandre Riazanov, vice-président de Gazprom, le 28 novembre au troisième Forum international "Gaz de Russie 2005". Cinquante dollars les 1000 m3 sont un prix "inadmissible", selon son expression. Au cours de ces cinq dernières années, alors que les prix du gaz ont presque doublé sur le marché européen, l'Ukraine a continué à payer 50 dollars les 1000 m3 alors que le prix du marché, calculé selon la méthode dite "net back" (le prix sur le marché de base moins les frais de transport), est de plus de 160 dollars.
A l'heure actuelle, l'Ukraine fait litière des ententes antérieures intervenues au plus haut niveau et boucle les négociations sur le passage au règlement du transit et des livraisons en numéraire et à un prix correspondant aux tarifs européens. Elle persiste à demander le maintien des conditions de faveur pour 2006. La partie ukrainienne ne s'est pas encore accordée avec Gazprom sur le prix du gaz pour l'année prochaine et ne cesse d'insister sur un prix plus de deux fois inférieur au prix réel. Gazprom, à son tour, a proposé à l'Ukraine de signer sans plus tarder un contrat sur le transit du gaz russe allant en Europe et de le payer aux tarifs européens.
D'après Alexandre Riazanov, à partir de l'année prochaine, le gaz sera livré aux pays baltes à raison de 120-125 dollars les 1000 m3 au lieu de 80-95 dollars actuellement.
De même, le prix du gaz fourni à la Géorgie et à l'Arménie sera porté à peu près à 110 dollars, et à la Moldavie à 150-160 dollars. Le groupe gazier consent en même temps à maintenir le tarif assez élevé (2,5 dollars les 1000 m3 par 100 km) du transit par le territoire moldave car ce prix s'est formé "de façon historique" en raison de la brièveté de l'itinéraire via le territoire de ce pays.
En effet, il est plus qu'étrange de vendre du gaz 50 et 68 dollars les 1000 m3 à l'Ukraine et à la Géorgie respectivement quand les prix sur le marché mondial sont presque quatre fois plus élevés. Au vu des résultats de 2005, le prix moyen des livraisons de gaz aux pays extérieurs à la CEI sera de 185-190 dollars les 1000 m3, a annoncé le 1-er décembre au cours d'une visioconférence pour les investisseurs le directeur du service des prix d'exportations des matières premières de Gazexport, Vladimir Merkoulov. L'adoption de nouveaux tarifs avec l'Ukraine rapportera à Gazprom 1 milliard de dollars supplémentaires. C'est pourquoi les affirmations des dirigeants géorgiens selon lesquelles la décision de la Russie est purement politique sont sujettes à caution.
Cependant, la pression financière sur l'Ukraine, la Géorgie et les pays baltes n'est pas dénuée d'une certaine motivation politique. Il est en effet assez étrange de demander des avantages tout en déclarant que "plusieurs pays projettent de former un "axe" pour ne pas se laisser entraîner dans l'orbite de l'influence de la Russie". Il y a quelques jours le chef de l'administration du président géorgien, Guéorgui Arveladze, a annoncé qu'un pareil bloc antirusse serait créé à Kiev au forum de la Communauté du choix démocratique.
La flambée actuelle du conflit gazier entre la Russie et ses voisins fait apparaître la volonté sérieuse de Moscou de bâtir une nouvelle stratégie gazière dans l'espace post-soviétique. Aujourd'hui il est parfaitement clair que les subventions de la Russie à ses voisins sous forme de livraisons de gaz à des prix avantageux (par rapport aux cours européens) n'apportent pas de dividendes politiques. Pis, la rhétorique antirusse s'accentue et s'accompagne de pertes économiques sensibles. D'où la fermeté de Gazprom dans son effort pour porter dans l'immédiat le prix du gaz au niveau européen pour les pays de la CEI et des Etats baltes. Pour Kiev ou Tbilissi c'est peut-être une pression, mais pour Moscou c'est le passage tant attendu au réalisme en politique.
D'autant plus que la Russie est en train de construire graduellement l'infrastructure de sa nouvelle stratégie. En premier lieu dans le domaine du transport. Le premier pas a été le gazoduc Blue Stream, projet critiqué par tradition comme non rentable du point de vue économique.
Un jugement également négatif est porté aussi sur le projet de Gazoduc nord-européen (GNE).
L'aspect économique de ces projets n'est peut-être pas exempt de défauts mais l'importance des deux canalisations déborde largement le cadre de l'économie pure et simple.
Le Blue Stream permet à Gazprom d'accéder aux marchés d'Israël, de l'Italie et de la Grèce. "Nous projetons d'augmenter le débit de cette canalisation et considérons différentes variantes de livraison de gaz au Proche-Orient, à Israël et à d'autres pays", a dit récemment le vice-président de Gazprom et directeur général de Gazexport, Alexandre Medvedev.
Les premiers calculs montrent que ce projet peut être efficace. La livraison de gaz à la Grèce et la construction d'un gazoduc allant en Italie sont à l'étude. Selon Medvedev, le Blue Stream peut fonctionner dès maintenant à plein rendement. Parlant des possibilités d'exporter du gaz vers l'Europe du Sud, il a dit : "Je doute qu'un autre gaz puisse concurrencer le nôtre".
De même, le GNE permettra à Gazprom de prendre pied sur les marchés d'Europe du Nord, de l'Allemagne et de la Grande-Bretagne sans avoir besoin d'atténuer les incessantes contradictions avec les pays de transit : l'Ukraine, la Pologne et la Biélorussie.
Les livraisons directes aux consommateurs européens permettront de redresser aussi les relations avec les voisins en en dégageant les composantes économique et politique.
Le deuxième élément constitutif de la ligne stratégique de Moscou consiste à amplifier la coopération gazière avec les pays d'Asie centrale. Au cours des trois années à venir Gazprom projette d'augmenter de dix fois ses achats de gaz en Asie centrale. Comme tous les débouchés du gaz centrasiatique sont contrôlés actuellement par Gazprom, le monopoliste russe tient les rênes des flux quantitatifs et géographiques dans tout l'espace post-soviétique.
Aujourd'hui les consommateurs de gaz russe en Transcaucasie et en Europe suivent avec préoccupation le nouveau round de cette "bataille du gaz". L'Union européenne n'a guère intérêt à soutenir l'actuelle politique énergétique de l'Ukraine qui frise le chantage. La Russie a assumé une bonne part de responsabilité pour la sécurité énergétique du continent. Entre autres, pour des raisons historiques. Car l'infrastructure soviétique des exportations d'hydrocarbures dont l'Ukraine était un élément important servait uniquement à approvisionner l'Europe.
Aujourd'hui, les ventes de gaz à l'Europe dépendent à 80% de l'Ukraine qui s'ingénie à exploiter la situation pour refuser d'adopter les prix du marché. A la veille des législatives, la hausse du prix du gaz, inévitable dans ce cas pour les consommateurs, peut avoir des conséquences catastrophiques pour les autorités en place.
Moscou a de nouveau déclaré sa détermination par la bouche du vice-président de Gazprom. Alexandre Medvedev a annoncé que si le prix de 160 dollars les 1000 m3 n'était pas accepté, Gazprom ferait à Kiev une autre proposition dans laquelle son tarif serait encore plus élevé, ce qui a quelque peu refroidi les ardeurs de la partie ukrainienne. De toute façon, le 2 décembre, le ministre ukrainien de l'Energie Ivan Platchkov a dit que la semaine prochaine toutes les divergences sur le gaz seraient réglées avec la Russie.
On peut supposer que l'Ukraine finira par céder
en échange d'une hausse du prix du transit et d'un sursis d'adoption des cours du marché mondial.
Kiev ne peut pas fermer les yeux sur le fait que les travaux de construction du GNE ont commencé et que les quantités de gaz à transporter par le réseau ukrainien seront dans un avenir très proche décidées à Moscou, selon la bonne volonté de Gazprom.
Il est évident qu'il est temps que les pays de transit commencent à se préparer à une telle tournure des événements. Quant au chantage, à la création d'axes antirusses et d'autres démarches de cette nature, tout cela se soldera plutôt par une pénurie de gaz dans leurs réseaux énergétiques.
Moscou apprend à manier son influence énergétique comme un argument géopolitique.
L'Occident semble comprendre mais sous-estime encore, malheureusement, la puissance de cet instrument à l'époque contemporaine, tout comme la détermination du Kremlin à en faire usage
.
Le moins que l'on puisse dire, c'est que cette conclusion, venant de l'agence de presse officielle russe, est lourde de sous entendus...