Pourquoi la demande d’acier ne suit plus la croissance économique
Myrtille Delamarche Usine Nouvelle le 11/07/2018
La croissance du PIB est de moins en moins gourmande en acier. Il va donc être plus difficile d’établir des prévisions de consommation en fonction des projections de croissance économique.
Longtemps, la croissance économique a été synonyme de construction d’infrastructures, de développement des réseaux énergétiques, et d’une demande accrue de voitures et de logements par des habitants chaque année plus nombreux et plus riches. Positive ou négative, l'ampleur de la variation de la demande d’acier était plus forte que celle du PIB, au périmètre sectoriel plus large, incluant notamment les services non consommateurs d’acier. Mais ils évoluaient dans la même direction. Il était donc possible, pour les sidérurgistes et aciéristes, de projeter la demande en fonction de l’évolution prévue du PIB des pays consommateurs, quitte à utiliser un coefficient multiplicateur pour refléter la plus forte volatilité.
Aujourd’hui, cette corrélation s’amoindrit, pour plusieurs raisons qu’analyse le Dr Chung Cheol-Ho, vice-président du Posco research institute (Posri), dans la dernière édition de l’Asian Steel Watch. "Dans les années 2000, la croissance de la demande mondiale d’acier surpassait systématiquement celle du PIB. Depuis 2012, cette relation s’est inversée, la demande d’acier croissant moins que celle du PIB", explique Chung Cheol-Ho. Reste à comprendre pourquoi. Les analystes de Posri évoquent cinq facteurs.
La Chine a adapté son modèle de croissance
La Chine, qui pèse environ 45% de la demande mondiale d’acier, est un bon exemple de maturation de son économie. Une fois le pays sorti de la crise de 2008 grâce à un programme massif d’investissements publics contracycliques, le président Xi Jinping arrive au pouvoir en novembre 2012. Il réoriente le modèle économique de la Chine, tournée vers l’investissement et les exportations, pour favoriser la consommation intérieure. Les contributions de la construction et de la production industrielle au PIB sont réduites, tandis que la part des services augmente. L’orientation économique chinoise a un impact fort sur le marché mondial de l’acier. Mais cela ne suffit pas à expliquer pourquoi, entre 2014 et 2016, la demande mondiale chute plus fortement encore que les investissements et les exportations.
Les prix des matières premières se sont effondrés
Cette période correspond à la chute des cours des matières premières, pétrole en tête. Or, cette chute a eu un impact nul sur la croissance du PIB mondial. L’effet négatif sur les économies des pays producteurs et exportateurs de matières a en effet été contrebalancé par le gain de compétitivité et la hausse de demande dans les pays consommateurs et importateurs. Cette crise a en revanche eu un effet délétère sur la demande d’acier, les pays producteurs de matières étant souvent des économies en développement qui ont alors ralenti la construction d’oléoducs, d’usines… En 2017, les pays en développement généraient 39,4% du PIB mondial mais 74,1% de la demande d’acier. "La Chine, le Brésil, l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis, l’Argentine, l’Indonésie et la Russie sont les pays qui ont le plus réduit leur demande d’acier", confirme Chung Cheol-Ho. "Tandis que le déclin restait faible aux Etats-Unis, au Japon, en Allemagne…"
On sait désormais pourquoi cette corrélation a été perturbée. Mais ce découplage entre croissance économique et demande d’acier est-il conjoncturel, cyclique ou structurel ? Selon Chung Cheol-Ho, d’autres évolutions vont le faire perdurer.
Le protectionnisme met fin à la folle expansion des échanges
Au-delà de décisions hâtives de Donald Trump, les guerres commerciales qui se concrétisent entre les Etats-Unis et la Chine sont nées d’un constat. La demande des pays les plus riches ne suit plus le rythme de croissance de la production des pays en développement. La surproduction a fait chuter les prix sur de nombreux marchés, entamant les marges. En Europe aussi, les actions anti-dumping se multiplient. Dans les pays aux économies matures, le quantitative easing cède la place à des hausses des taux. Les cours des matières sont revenus à la hausse.
Le monde vieillit
La démographie joue, elle aussi, son rôle. Les personnes âgées, qui représentent une part grandissante des populations coréenne, chinoise, japonaise, américaine et d’Europe de l’Ouest, sont moins enclines à acheter des voitures et des logements. Elles aussi consomment plus de services que de biens, alimentant la croissance du PIB en valeur peu gourmande en acier.
La transition digitale change la donne
Le dernier facteur identifié par le Posri est la 4e révolution industrielle. Elle aussi joue contre l’acier, en augmentant le taux d’usage et en réduisant le taux d’équipement par habitant. C’est le cas des véhicules en partage (avec ou sans chauffeur) et des logements loués sur des plates-formes comme AirBnB, qui font baisser le besoin d’hôtels et de résidences de vacances. Les centres commerciaux se vident au profit du e-commerce, faisant baisser la construction.
Pour finir, Posri tente de mesurer ce découplage. D’ici 2035, IHS Markit évalue la croissance annuelle moyenne du PIB mondial à 2,9%. La demande d’acier, sur la même période, n’augmenterait que de 1,1% (selon Posri) à 1,4% (selon les projections d’Accenture). Plus précisément, cette croissance moyenne annuelle de la demande d’acier serait négative en Chine, en Corée et au Japon, "qui représentent 54% de la demande mondiale" à eux trois, rappelle Chung Cheol-Ho. Alors que ces pays atteindraient respectivement des taux de croissance de leur PIB de 5.2% ; 2% et 0.9%. Aux Etats-Unis et en Europe, la demande resterait stable (en dessous de 1%) en raison de la stagnation de l’industrialisation et de l’urbanisation. L’industrie de l’acier va devoir s’adapter à ce nouveau paradigme. L’ère de la croissance infinie est finie.