par Paulad » 10 févr. 2019, 11:38
https://www.lemonde.fr/idees/article/20 ... _3232.html
Les intellectuels sonnent l’alarme face à la catastrophe
Lors de la quatrième Nuit des idées destinée à faire « Face au présent », qui s’est tenue le 31 janvier, les penseurs du monde entier ont alerté sur le désastre écologique et la débâcle politique en cours. Pensée du déclin ou déclin de la pensée ?
Par Nicolas Truong
Jusqu’au bout de la nuit. Les intellectuels auront parlé, pensé, échangé, du Caire à Paris, d’Astana à Ljubljana, d’Abidjan à Helsinki. Comme une danse au bord du gouffre, une ultime transe avant l’effondrement, une dernière cigarette avant l’Apocalypse. Car le climat est morose. Et l’humeur à l’alerte. Lors de la quatrième Nuit des idées, organisée par l’Institut français dans le monde entier, le 31 janvier, les intellectuels ont sonné l’alarme. Car nous sommes des « somnambules » accrochés à un modèle « complètement épuisé », déclare Philippe Descola, professeur au Collège de France, qui a ouvert le bal au Quai d’Orsay, le 31 janvier, lors d’un dialogue avec l’artiste Theaster Gates, professeur à l’université de Chicago.
« Un sentiment d’urgence, voire un certain catastrophisme, est palpable chez les intellectuels, qui nous disent qu’on va droit dans le mur et qu’il faut se prendre en main »
Bénédicte de Montlaur, conseillère culturelle à New York pour l’ambassade de France
Toute la nuit, les Cassandre se sont donc relayées. Notamment aux Etats-Unis, où cinq manifestations ont été organisées, à Huston, Washington, Los Angeles, San Franscisco et à la Brooklyn Library de New York, sans conteste le plus grand événement, avec plus de 7 000 personnes présentes qui, de 19 heures à 7 heures du matin, ont suivi les débats, les performances et les films destinés à faire « face au présent », thème retenu pour l’édition 2019. « Un sentiment d’urgence, voire un certain catastrophisme, est palpable chez les intellectuels, qui nous disent qu’on va droit dans le mur et qu’il faut se prendre en main », remarque Bénédicte de Montlaur, conseillère culturelle à New York pour l’ambassade de France. D’où la « radicalité » de certaines interventions qui invitent à « entrer en résistance », fait-elle observer.
Alertes écologiques, mais aussi interpellations politiques. Car deux ans après l’élection de Donald Trump, aux Etats-Unis, et trois mois après celle de Jair Bolsonaro, au Brésil, les intellectuels sont encore sonnés. « Les leçons de l’histoire ne sont pas retenues, déplore l’écrivain Alberto Manguel, historien de la lecture d’origine argentine installé à New York. Avant, la catastrophe était terrible, mais ponctuelle. Aujourd’hui, l’humanité a un cancer généralisé et continue de fumer ou de manger n’importe quoi. » Pensée du déclin ou déclin de la pensée ? La question taraude l’écrivain. Car que peut la pensée à l’heure où « un essai compte moins qu’un Tweet de Trump » ?, se demande-t-il. On se souvient de la célèbre phrase du général de Gaulle lorsqu’il fut question d’arrêter Jean-Paul Sartre pendant la guerre d’Algérie : « On n’emprisonne pas Voltaire. » Mais « ce n’est plus la peine de mettre en prison Voltaire, car plus personne ne l’entend ! », s’emporte Alberto Manguel.
Déroute idéologique
Un sentiment partagé par l’historienne Sophie Wahnich, qui enseigne à l’université de Princeton (New Jersey). « Le savoir n’a aucun effet sur la société », regrette-t-elle. Parce que les politiques ne lisent plus les sciences sociales et que « les chercheurs n’ont, pour la plupart, plus d’ambition transformatrice », poursuit la spécialiste de la Révolution française.Tout le savoir est disponible dans les prestigieuses universités, mais transformées en écrins éloignés de la réalité. De savantes analyses assorties de solutions concrètes sont régulièrement proposées au sein de nombreux rapports remis sur toutes sortes de sujets, mais qui sont aussitôt enterrés.
Cette perte de l’effectivité de la pensée s’adosse à une déroute idéologique. Le problème, insistent de nombreux auteurs new-yorkais, c’est que la gauche progressiste a donné des prises à la révolution conservatrice. En Amérique latine, en raison de la corruption qui gangrène de nombreux partis et syndicats. Aux Etats-Unis, à cause de l’oubli de la question sociale, mais aussi d’un certain conformisme, regrette Alberto Manguel. « A Princeton, se souvient-il, avant de faire un cours sur Jorge Luis Borges, on m’a demandé d’avertir mes étudiants s’il y avait des textes qui pouvaient les déranger. » L’ancien assistant du maître argentin a refusé d’obtempérer. Et son intransigeance s’est accentuée : « Je refuse d’enseigner une littérature qui ne dérange pas. » Ainsi, « avec les meilleures intentions du monde », poursuit-il, une certaine Amérique des campus serait devenue dogmatique. Et aurait, peu à peu, créé « un espace dans lequel Trump a pu s’engouffrer ».
Indissociabilité du libéralisme économique et du libéralisme politique
Figure de l’intellectuel public et chroniqueur au New Yorker, l’essayiste Adam Gopnik ne croit pas au diktat du « politiquement correct » aux Etats-Unis. « La terreur de gauche est largement exagérée », tempère-t-il. Ce qui l’inquiète, ce n’est pas le recul de la liberté de penser, mais « la défaite du libéralisme politique ». Adam Gopnik a même rédigé une lettre à sa fille après la victoire du président américain, qui paraîtra bientôt sous forme d’ouvrage, afin d’expliquer aux jeunes générations l’importance des institutions libérales et l’indissociabilité du libéralisme économique et du libéralisme politique.
Les intellectuels auraient-ils cédé à la mélancolie ? C’est un risque, d’autant que « le capitalisme émotionnel repose sur une économie de la nostalgie », relève Thomas Dodman, professeur à l’université Columbia (New York). « On dit que nous vivons un “âge de la colère” porté par une nostalgie de la grandeur (américaine ou autre) perdue. Or il est important de montrer que les émotions ont une historicité et que la nostalgie est étroitement associée au capitalisme », poursuit l’historien des sensibilités. En effet, par son accélération permanente, le capitalisme accentue le besoin de réversibilité et son mouvementisme incessant fait naître des envies de retour au passé, explique-t-il. Devant le sentiment du « tout fout le camp », nombre de contemporains se réfugient dans le « c’était mieux avant ». Refusant la nostalgie de droite (retour au monde social d’avant) comme la mélancolie de gauche (regret des luttes ouvrières d’antan), Thomas Dodman préfère refonder le lien social sur l’empathie, notamment conceptualisée par les penseurs libéraux qui, tel Adam Smith, insistent sur l’importance des sentiments moraux.
« L’alarmisme n’a jamais rien produit »
Alberto Manguel mise, lui, sur le pouvoir pacificateur et rédempteur de la littérature, comme en témoigne la mise en place de salles de lecture dans certains quartiers paupérisés du Mexique, « qui réduit de manière significative la violence ». Le pessimisme ambiant est donc quelque peu tempéré. Il est même repoussé avec force par le philosophe Emanuele Coccia. Face à la crise écologique, explique-t-il, « l’alarmisme n’a jamais rien produit » et le « néoprimitivisme rousseauiste » des zadistes l’ennuie. Penseur de la métamorphose, il adore voyager et vient de faire un tour du monde des idées express pour le moins singulier. Parti de Wellington (Nouvelle-Zélande) le 1er février, où il s’est attaché à repenser les rapports entre la nature et l’humanité, il est arrivé à San Francisco, le même jour, mais cinq heures plus tôt, avant de clore à New York son voyage à remonter le temps.
Peut-on vouloir sauver la planète et la perforer en prenant frénétiquement l’avion ? Manger de la viande et respecter le vivant ? Le philosophe répond qu’il faut « se libérer de ces faux débats ». Qu’il n’y a qu’en voyageant qu’on se rend compte que l’on appartient au même monde. Que manger c’est rencontrer, s’incarner, et même « se réincarner dans un autre ». Et qu’il est enfin temps de « sortir de tous ces clichés » qui nous empêchent d’avancer.
Dans les salles de la Brooklyn Library ouvertes jusqu’au petit matin pour abriter cette nuit américaine de la philosophie et des idées, les concepts ont donc valsé, loin des préjugés. Avec la philosophe Manon Garcia qui défend une « érotique de l’égalité ». Ou encore Peter Szendy, professeur de philosophie à Brown University (Rhode Island), qui s’est laissé aller au « dance floor » après une conférence sur « l’image à l’ère de son échangeabilité ». Il est parfois étrange et délicieux d’observer comment la nuit métamorphose la sinistrose en symbiose.
Nicolas Truong
https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/02/10/les-intellectuels-sonnent-l-alarme-face-a-la-catastrophe_5421633_3232.html
[quote][b][size=150]Les intellectuels sonnent l’alarme face à la catastrophe[/size][/b]
[i]Lors de la quatrième Nuit des idées destinée à faire « Face au présent », qui s’est tenue le 31 janvier, les penseurs du monde entier ont alerté sur le désastre écologique et la débâcle politique en cours. Pensée du déclin ou déclin de la pensée ?[/i]
Par Nicolas Truong
Jusqu’au bout de la nuit. Les intellectuels auront parlé, pensé, échangé, du Caire à Paris, d’Astana à Ljubljana, d’Abidjan à Helsinki. Comme une danse au bord du gouffre, une ultime transe avant l’effondrement, une dernière cigarette avant l’Apocalypse. Car le climat est morose. Et l’humeur à l’alerte. Lors de la quatrième Nuit des idées, organisée par l’Institut français dans le monde entier, le 31 janvier, les intellectuels ont sonné l’alarme. Car nous sommes des « somnambules » accrochés à un modèle « complètement épuisé », déclare Philippe Descola, professeur au Collège de France, qui a ouvert le bal au Quai d’Orsay, le 31 janvier, lors d’un dialogue avec l’artiste Theaster Gates, professeur à l’université de Chicago.
« Un sentiment d’urgence, voire un certain catastrophisme, est palpable chez les intellectuels, qui nous disent qu’on va droit dans le mur et qu’il faut se prendre en main »
Bénédicte de Montlaur, conseillère culturelle à New York pour l’ambassade de France
Toute la nuit, les Cassandre se sont donc relayées. Notamment aux Etats-Unis, où cinq manifestations ont été organisées, à Huston, Washington, Los Angeles, San Franscisco et à la Brooklyn Library de New York, sans conteste le plus grand événement, avec plus de 7 000 personnes présentes qui, de 19 heures à 7 heures du matin, ont suivi les débats, les performances et les films destinés à faire « face au présent », thème retenu pour l’édition 2019. « Un sentiment d’urgence, voire un certain catastrophisme, est palpable chez les intellectuels, qui nous disent qu’on va droit dans le mur et qu’il faut se prendre en main », remarque Bénédicte de Montlaur, conseillère culturelle à New York pour l’ambassade de France. D’où la « radicalité » de certaines interventions qui invitent à « entrer en résistance », fait-elle observer.
Alertes écologiques, mais aussi interpellations politiques. Car deux ans après l’élection de Donald Trump, aux Etats-Unis, et trois mois après celle de Jair Bolsonaro, au Brésil, les intellectuels sont encore sonnés. « Les leçons de l’histoire ne sont pas retenues, déplore l’écrivain Alberto Manguel, historien de la lecture d’origine argentine installé à New York. Avant, la catastrophe était terrible, mais ponctuelle. Aujourd’hui, l’humanité a un cancer généralisé et continue de fumer ou de manger n’importe quoi. » Pensée du déclin ou déclin de la pensée ? La question taraude l’écrivain. Car que peut la pensée à l’heure où « un essai compte moins qu’un Tweet de Trump » ?, se demande-t-il. On se souvient de la célèbre phrase du général de Gaulle lorsqu’il fut question d’arrêter Jean-Paul Sartre pendant la guerre d’Algérie : « On n’emprisonne pas Voltaire. » Mais « ce n’est plus la peine de mettre en prison Voltaire, car plus personne ne l’entend ! », s’emporte Alberto Manguel.
[b]Déroute idéologique[/b]
Un sentiment partagé par l’historienne Sophie Wahnich, qui enseigne à l’université de Princeton (New Jersey). « Le savoir n’a aucun effet sur la société », regrette-t-elle. Parce que les politiques ne lisent plus les sciences sociales et que « les chercheurs n’ont, pour la plupart, plus d’ambition transformatrice », poursuit la spécialiste de la Révolution française.Tout le savoir est disponible dans les prestigieuses universités, mais transformées en écrins éloignés de la réalité. De savantes analyses assorties de solutions concrètes sont régulièrement proposées au sein de nombreux rapports remis sur toutes sortes de sujets, mais qui sont aussitôt enterrés.
Cette perte de l’effectivité de la pensée s’adosse à une déroute idéologique. Le problème, insistent de nombreux auteurs new-yorkais, c’est que la gauche progressiste a donné des prises à la révolution conservatrice. En Amérique latine, en raison de la corruption qui gangrène de nombreux partis et syndicats. Aux Etats-Unis, à cause de l’oubli de la question sociale, mais aussi d’un certain conformisme, regrette Alberto Manguel. « A Princeton, se souvient-il, avant de faire un cours sur Jorge Luis Borges, on m’a demandé d’avertir mes étudiants s’il y avait des textes qui pouvaient les déranger. » L’ancien assistant du maître argentin a refusé d’obtempérer. Et son intransigeance s’est accentuée : « Je refuse d’enseigner une littérature qui ne dérange pas. » Ainsi, « avec les meilleures intentions du monde », poursuit-il, une certaine Amérique des campus serait devenue dogmatique. Et aurait, peu à peu, créé « un espace dans lequel Trump a pu s’engouffrer ».
[b]Indissociabilité du libéralisme économique et du libéralisme politique[/b]
Figure de l’intellectuel public et chroniqueur au New Yorker, l’essayiste Adam Gopnik ne croit pas au diktat du « politiquement correct » aux Etats-Unis. « La terreur de gauche est largement exagérée », tempère-t-il. Ce qui l’inquiète, ce n’est pas le recul de la liberté de penser, mais « la défaite du libéralisme politique ». Adam Gopnik a même rédigé une lettre à sa fille après la victoire du président américain, qui paraîtra bientôt sous forme d’ouvrage, afin d’expliquer aux jeunes générations l’importance des institutions libérales et l’indissociabilité du libéralisme économique et du libéralisme politique.
Les intellectuels auraient-ils cédé à la mélancolie ? C’est un risque, d’autant que « le capitalisme émotionnel repose sur une économie de la nostalgie », relève Thomas Dodman, professeur à l’université Columbia (New York). « On dit que nous vivons un “âge de la colère” porté par une nostalgie de la grandeur (américaine ou autre) perdue. Or il est important de montrer que les émotions ont une historicité et que la nostalgie est étroitement associée au capitalisme », poursuit l’historien des sensibilités. En effet, par son accélération permanente, le capitalisme accentue le besoin de réversibilité et son mouvementisme incessant fait naître des envies de retour au passé, explique-t-il. Devant le sentiment du « tout fout le camp », nombre de contemporains se réfugient dans le « c’était mieux avant ». Refusant la nostalgie de droite (retour au monde social d’avant) comme la mélancolie de gauche (regret des luttes ouvrières d’antan), Thomas Dodman préfère refonder le lien social sur l’empathie, notamment conceptualisée par les penseurs libéraux qui, tel Adam Smith, insistent sur l’importance des sentiments moraux.
[b]« L’alarmisme n’a jamais rien produit »[/b]
Alberto Manguel mise, lui, sur le pouvoir pacificateur et rédempteur de la littérature, comme en témoigne la mise en place de salles de lecture dans certains quartiers paupérisés du Mexique, « qui réduit de manière significative la violence ». Le pessimisme ambiant est donc quelque peu tempéré. Il est même repoussé avec force par le philosophe Emanuele Coccia. Face à la crise écologique, explique-t-il, « l’alarmisme n’a jamais rien produit » et le « néoprimitivisme rousseauiste » des zadistes l’ennuie. Penseur de la métamorphose, il adore voyager et vient de faire un tour du monde des idées express pour le moins singulier. Parti de Wellington (Nouvelle-Zélande) le 1er février, où il s’est attaché à repenser les rapports entre la nature et l’humanité, il est arrivé à San Francisco, le même jour, mais cinq heures plus tôt, avant de clore à New York son voyage à remonter le temps.
Peut-on vouloir sauver la planète et la perforer en prenant frénétiquement l’avion ? Manger de la viande et respecter le vivant ? Le philosophe répond qu’il faut « se libérer de ces faux débats ». Qu’il n’y a qu’en voyageant qu’on se rend compte que l’on appartient au même monde. Que manger c’est rencontrer, s’incarner, et même « se réincarner dans un autre ». Et qu’il est enfin temps de « sortir de tous ces clichés » qui nous empêchent d’avancer.
Dans les salles de la Brooklyn Library ouvertes jusqu’au petit matin pour abriter cette nuit américaine de la philosophie et des idées, les concepts ont donc valsé, loin des préjugés. Avec la philosophe Manon Garcia qui défend une « érotique de l’égalité ». Ou encore Peter Szendy, professeur de philosophie à Brown University (Rhode Island), qui s’est laissé aller au « dance floor » après une conférence sur « l’image à l’ère de son échangeabilité ». Il est parfois étrange et délicieux d’observer comment la nuit métamorphose la sinistrose en symbiose.
Nicolas Truong[/quote]