par energy_isere » 03 nov. 2019, 10:23
En Mer de Chine, un jeu dangereux entre Pékin et Tokyo
Par Charles Haquet, publié le 02/03/2019 l'express
Pour contrer les ambitions de Pékin, le gouvernement japonais compte sur son allié américain. Mais à Okinawa, la population se rebelle. L'océan Pacifique porte décidément bien mal son nom.
Dans un hurlement strident, le F15 s'arrache au sol et vire vers l'ouest. Les radars ont détecté la présence d'un avion au large de l'archipel des Senkaku. Basée sur l'île d'Okinawa, à plus de 400 kilomètres, la chasse japonaise doit identifier l'intrus. "Un Chinois, à tous les coups, commente un officier, sur la base de Naha. Tous les jours, ils nous testent et calculent le temps que nous mettons pour les intercepter." En 2017, selon le ministère japonais de la Défense, l'armée de l'air chinoise a mené plus de 500 incursions au-dessus des îles Senkaku. En 2018, la tendance serait restée inchangée.
Récifs très convoités
Depuis plusieurs siècles, Chine et Japon se disputent la possession de cet archipel perdu en plein Pacifique (voir l'encadré). La tension est montée d'un cran en 2012, lorsque le gouvernement nippon a racheté ces fameuses îles, longtemps propriété d'une famille japonaise. Une telle "nationalisation" soulève alors l'ire de Pékin : "Les îles Diaoyu [nom chinois des Senkaku] font partie intégrante de notre territoire, réagit le Premier ministre chinois, Wen Jiabao. Sur les questions de souveraineté, le gouvernement et le peuple chinois ne céderont jamais un centimètre carré."
Sursaut nationaliste ? Pas seulement. Ce chapelet d'îles battues par les vents présente de nombreux atouts. Ses eaux sont poissonneuses et ses sous-sols contiendraient de vastes réserves d'hydrocarbures, selon un rapport de l'ONU (1969), confirmé depuis par la compagnie pétrolière chinoise CNOOC. Son vrai trésor, surtout, c'est sa position géographique. "Les Chinois se sont dotés d'une flotte de guerre en un temps record et veulent remettre en cause la suprématie américaine dans cette zone, explique un diplomate occidental, en poste à Tokyo. Situé à 350 kilomètres des côtes chinoises, l'archipel des Senkaku pourrait leur servir de tête de pont. Il permettrait aussi de contrôler, voire d'interdire, le trafic en mer de Chine orientale. C'est une menace très sérieuse pour les entreprises nippones, qui sous-traitent une grande partie de leur production dans les pays du Sud-Est asiatique."
Intrusion de sous-marins chinois
Pékin entretient la tension à dessein. En août 2016, plus de 200 chalutiers battant pavillon rouge jettent leurs filets au large des îles Senkaku. En 2017, des navires chinois violent à 29 reprises les eaux territoriales japonaises dans cette même zone. Le 11 janvier 2018, une frégate et un sous-marin chinois "frôlent" les îles de Miyako et de Taisho, plus au sud. Dans les airs, enfin, les forces chinoises montent des opérations "de plus en plus complexes", observe l'institut de recherche américain Rand dans une récente étude. La moindre erreur, dans ce contexte hautement inflammable, pourrait avoir des conséquences tragiques. Le 17 juin 2016, un chasseur F15 japonais "accroche" au radar un Soukhoï SU-30 chinois ; celui-ci n'a pas engagé le combat, mais l'incident a provoqué une crise sérieuse entre les deux pays. Une de plus.
Pression croissante de Pékin
Que veut la Chine ? "Elle ne vise pas que les Senkaku, mais tout l'archipel Ryukyu, y compris Okinawa, répond Grant Newsham, chercheur au Forum japonais pour les recherches stratégiques, à Tokyo. Les Chinois l'ont dit de façon très claire, mais les Américains ne veulent pas les croire !" Durant plusieurs années, cet ancien colonel de marines a été officier de liaison auprès des Forces japonaises d'autodéfense - l'appellation officielle des forces armées de l'Archipel. Pour ce fin connaisseur de la zone, nous ne sommes qu'au début du processus : "Pékin va augmenter le nombre et l'ampleur de ses incursions jusqu'à ce que les Japonais, débordés, ne puissent plus y faire face. Ils seront alors obligés de négocier avec les Chinois et de leur céder des territoires."
Acte de guerre
Stratégie risquée. Car les Japonais ne sont pas seuls. Plus de 40 000 soldats américains stationnent en permanence sur l'archipel nippon, soit davantage qu'en Allemagne ou en Corée du Sud. Pour les Etats-Unis, l'allié japonais est précieux : il constitue un rempart naturel contre les ambitions chinoises. Pas question de le laisser sans surveillance. Signé en 1952, le traité de sécurité entre Washington et Tokyo le dit clairement : toute "invasion" chinoise sur le sol japonais, y compris sur les Senkaku, sera perçue par les Américains comme un acte de guerre.
L'enchaînement décrit par Grant Newsham est-il réaliste ? Allez savoir... "On peut considérer que le pouvoir chinois a besoin d'une guerre pour asseoir sa domination ou, au contraire, que Pékin, dans un calcul très 'clausewitzien', préfère monter en puissance sans prendre un tel risque", résume Robert Dujarric, directeur de l'Institut d'études asiatiques contemporaines à l'université Temple, à Tokyo.
Située dans le sud d'Okinawa, la base américaine de Futenma a été construire au milieu d'une ville côtière, Ginowan.
Américains à la manoeuvre
Certains signes n'en sont pas moins inquiétants. Il suffirait de "couler deux porte-avions américains pour régler la question de la suprématie en mer de Chine", aurait déclaré, le 20 décembre, Lou Yuan, contre-amiral et directeur adjoint de l'Académie chinoise des sciences militaires. Pas étonnant que les États-Unis s'apprêtent à organiser des manoeuvres au large d'Okinawa, afin de tester leur capacité à "répondre à la stratégie de la Chine".
Prévue d'ici au 7 avril, cette opération devrait rassurer le gouvernement de Tokyo, qui, en coulisses, s'inquiète de plus en plus de l'inconstance de Donald Trump. "Longtemps protégés par Washington, les Japonais ont compris que le président américain n'est pas fiable, opine Robert Dujarric. Et cela leur donne des sueurs froides." Selon un autre expert, qui préfère rester anonyme, "le Premier ministre Shinzo Abe craint notamment que les Etats-Unis ne changent de position sur le dossier nord-coréen. Donald Trump pourrait soutenir un rapprochement politique entre les deux Corées, sans régler la question militaire. Que deviendraient, dans ce cas, les missiles nord-coréens à courte et moyenne portée qui menacent directement l'archipel nippon ?
Le Japon se réarme
L'autre risque, c'est le retrait américain. "Pour l'instant, Washington a besoin d'une ligne Japon-Taïwan afin de contrer les Chinois et de défendre ses intérêts, souligne Shin Kawashima, professeur au sein du département des relations internationales à l'université de Tokyo. Qu'en sera-t-il dans dix ans ? Les Etats-Unis risquent-ils de rapatrier leurs forces à Guam et à Hawaï ?" Le mouvement est, du reste, déjà enclenché : plus de 9 000 marines quitteront prochainement l'île d'Okinawa.
Pour les Japonais, le réveil est brutal. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le pays a adopté une Constitution dans laquelle il "renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation [...] ou à l'usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux". Après avoir, durant plus de soixante-dix ans, laissé les Américains assurer leur défense, le Japon doit maintenant rattraper une partie de son retard. En décembre, le Premier ministre, Shinzo Abe, a approuvé un budget militaire de 212 milliards d'euros sur 5 ans - un record dans ce pays qui n'a longtemps consacré qu'un peu plus de 1% de son PIB à ses forces armées. Parmi les priorités, la modernisation de deux porte-hélicoptères, l'acquisition d'une centaine de chasseurs américains F35, des systèmes de défense antimissiles et des moyens supplémentaires pour les garde-côtes.
Plus de 1100 chasseurs chinois
Est-ce suffisant pour se mettre à l'abri du feu chinois ? Non. Les Chinois possèdent plus de 1 100 chasseurs, quand les Japonais en détiennent moins de 300, selon le classement international Global Firepower. Sur mer, c'est pire : Pékin dispose de 4 fois plus de sous-marins que Tokyo. Les Chinois peuvent déployer 50 frégates ; les Japonais, aucune... Tokyo n'est pas près de se passer de Washington pour assurer sa défense.
Et l'addition est salée. Chaque année, le gouvernement nippon verse l'équivalent de 1,5 milliard d'euros à l'Etat américain pour l'entretien de ses forces armées. A cela s'ajoutent les dépenses indirectes (salaires des travailleurs japonais employés sur les bases américaines, loyers des terrains occupés par l'armée américaine...), soit 2 milliards d'euros supplémentaires. Enfin, Tokyo va devoir prendre en charge le déménagement de la base de Futenma, dans le sud d'Okinawa. Ce dossier, hautement sensible, montre la faible marge de manoeuvre de Tokyo vis-à-vis de son allié.
Vols en rase-mottes
En 1996, les deux pays se sont engagés à déplacer cette base, réputée trop dangereuse pour la population locale. Construite, à l'origine, par l'armée japonaise, elle a été agrandie par les Américains après la Seconde Guerre mondiale. Pour construire des hangars, des quartiers entiers de la ville voisine de Ginowan ont été rasés. Derrière les barrières d'enceinte, on trouve ainsi des habitations, des écoles, et même un hôpital. Des "Osprey", drôles d'avions-hélicoptères aux hélices pivotantes, survolent souvent ces quartiers à basse altitude, au grand dam des habitants.
'' Quand ils passent au-dessus de ma maison, ma télé s'arrête", fulmine Yasua Ganaha, un voisin. "Normalement, les pilotes n'ont pas le droit de voler après 22 heures, mais ils font ce qu'ils veulent", se plaint une voisine, qui promène son vieux chien. C'est aussi l'avis de Seiryo Aragaki, conseiller à la préfecture d'Okinawa, un austère bâtiment planté au coeur de la ville de Naha : "Les Américains causent des problèmes, mais ils n'assument pas leurs responsabilités", accuse-t-il.
Atterrissages forcés
Plusieurs accidents ont ému la population locale. En décembre 2017, un hublot tombe dans une cour d'école élémentaire. Deux mois plus tôt, un hélicoptère s'était écrasé près du village d'Higashi, plus au nord. L'an dernier, il y a eu 23 atterrissages forcés sur la piste de Futenma, selon des statistiques locales. Autant dire qu'à Ginowan, on attend le départ des Américains avec impatience. Certains sont, toutefois, plus nuancés : "Je vis avec ce bruit d'avion permanent depuis ma petite enfance, témoigne Natsuki Takehara, vendeuse dans une boutique de vêtements en face de la base. Je ne suis pas rassurée, avec tous ces appareils qui passent au-dessus de nos têtes, mais la montée des menaces chinoise et nord-coréenne rend leur présence nécessaire."
Terre des ancêtres
Un autre sujet divise les habitants : l'argent. A la différence d'autres bases américaines, Futenma a été construite sur des terrains privés. Chaque année, l'Etat japonais verse, en moyenne, 16 000 euros aux 3 722 propriétaires locaux. Une manne pour certains, une malédiction pour d'autres. "Mon père a longtemps vécu sur cette terre, avant qu'il n'en soit chassé, témoigne Tobaru Isao. Depuis soixante-treize ans, l'Etat nous paie un loyer de 800 euros, mais ça suffit ! C'est la terre de mes ancêtres, je veux la récupérer. C'est là que je veux être enterré."
Son voeu devrait être exaucé. Les Américains vont partir - du moins lorsqu'ils pourront aménager dans la nouvelle base, à Henoko, au nord d'Okinawa. Le problème, c'est que les habitants d'Okinawa n'en veulent pas. Pourquoi, disent-ils, leur île devrait-elle continuer à supporter plus de 70 % de la présence américaine au Japon, alors qu'elle représente moins de 1 % de sa superficie ? En outre, le futur site est un paradis écologique. On y trouve du corail et des espèces marines menacées. Si l'on coule du béton dans les sous-sols marins, le paisible dugong - un mammifère marin - risque, notamment, de disparaître.
Référendum : la victoire du "non"
Le 14 décembre, Tokyo a annoncé le début des travaux de remblaiement, contre l'avis des autorités locales. "Il va bien falloir que le gouvernement nous écoute, proteste Seiryo Aragaki. Pour l'instant, il n'a montré que du mépris. Pour lui, nous ne sommes qu'une petite colonie du sud, à 1 500 kilomètres de la capitale..."
Questionnés, les vieux Okinawaïens ne mettent pas longtemps à évoquer des souvenirs douloureux. Ceux de la guerre, par exemple. Quelques mois avant la capitulation, en 1945, l'armée japonaise a encouragé les suicides collectifs au sein de la population locale. De nombreux habitants sont morts de faim. Longtemps contestée par les nationalistes, cette sombre page a laissé des traces dans l'inconscient collectif.
Ce sentiment d'être méprisé par le pouvoir central explique la victoire récente de Denny Tamaki au poste de gouverneur d'Okinawa. Farouchement opposé à ce projet, ce fils d'une serveuse et d'un soldat américain a organisé un référendum, le 24 février, pour que le "non" l'emporte. Objectif atteint : les Okinawaïens ont largement rejeté le projet du gouvernement japonais Du coup, celui-ci se retrouve dans une situation délicate. Il doit en effet offrir une solution viable à son allié américain. Hors Henoko, jure-t-il, point de salut.
Et pendant ce temps, Pékin rigole
Ce n'est toutefois pas l'avis de Grant Newsham. Libéré de son devoir de réserve depuis qu'il est en retraite, notre ancien colonel Grant Newsham ne mâche pas ses mots et règle quelques comptes. Les habitants d'Okinawa ? "On parle toujours des opposants, mais jamais de ceux - et ils sont nombreux - qui souhaitent le maintien des Américains, s'emporte-t-il. Personne n'évoque non plus les 3 milliards d'euros de subventions que Tokyo injecte chaque année dans l'économie locale !" La future base d'Henoko ? "Tout le monde répète comme un mantra que c'est la meilleure solution, mais c'est faux ! La future piste sera trop courte. Elle ne comptera que 1 190 mètres, contre 2 740 actuellement. Ce sera un handicap majeur en cas de conflit avec la Corée ou avec la Chine." Le dossier n'est donc pas près de se régler. Vu de Pékin, en tout cas, ce micmac doit être des plus divertissants.
https://www.lexpress.fr/actualite/monde ... 64167.html
[quote][b]En Mer de Chine, un jeu dangereux entre Pékin et Tokyo[/b]
Par Charles Haquet, publié le 02/03/2019 l'express
[b]Pour contrer les ambitions de Pékin, le gouvernement japonais compte sur son allié américain. Mais à Okinawa, la population se rebelle. L'océan Pacifique porte décidément bien mal son nom.[/b]
Dans un hurlement strident, le F15 s'arrache au sol et vire vers l'ouest. Les radars ont détecté la présence d'un avion au large de l'archipel des Senkaku. Basée sur l'île d'Okinawa, à plus de 400 kilomètres, la chasse japonaise doit identifier l'intrus. "Un Chinois, à tous les coups, commente un officier, sur la base de Naha. Tous les jours, ils nous testent et calculent le temps que nous mettons pour les intercepter." En 2017, selon le ministère japonais de la Défense, l'armée de l'air chinoise a mené plus de 500 incursions au-dessus des îles Senkaku. En 2018, la tendance serait restée inchangée.
Récifs très convoités
Depuis plusieurs siècles, Chine et Japon se disputent la possession de cet archipel perdu en plein Pacifique (voir l'encadré). La tension est montée d'un cran en 2012, lorsque le gouvernement nippon a racheté ces fameuses îles, longtemps propriété d'une famille japonaise. Une telle "nationalisation" soulève alors l'ire de Pékin : "Les îles Diaoyu [nom chinois des Senkaku] font partie intégrante de notre territoire, réagit le Premier ministre chinois, Wen Jiabao. Sur les questions de souveraineté, le gouvernement et le peuple chinois ne céderont jamais un centimètre carré."
Sursaut nationaliste ? Pas seulement. Ce chapelet d'îles battues par les vents présente de nombreux atouts. Ses eaux sont poissonneuses et ses sous-sols contiendraient de vastes réserves d'hydrocarbures, selon un rapport de l'ONU (1969), confirmé depuis par la compagnie pétrolière chinoise CNOOC. Son vrai trésor, surtout, c'est sa position géographique. "Les Chinois se sont dotés d'une flotte de guerre en un temps record et veulent remettre en cause la suprématie américaine dans cette zone, explique un diplomate occidental, en poste à Tokyo. Situé à 350 kilomètres des côtes chinoises, l'archipel des Senkaku pourrait leur servir de tête de pont. Il permettrait aussi de contrôler, voire d'interdire, le trafic en mer de Chine orientale. C'est une menace très sérieuse pour les entreprises nippones, qui sous-traitent une grande partie de leur production dans les pays du Sud-Est asiatique."
Intrusion de sous-marins chinois
Pékin entretient la tension à dessein. En août 2016, plus de 200 chalutiers battant pavillon rouge jettent leurs filets au large des îles Senkaku. En 2017, des navires chinois violent à 29 reprises les eaux territoriales japonaises dans cette même zone. Le 11 janvier 2018, une frégate et un sous-marin chinois "frôlent" les îles de Miyako et de Taisho, plus au sud. Dans les airs, enfin, les forces chinoises montent des opérations "de plus en plus complexes", observe l'institut de recherche américain Rand dans une récente étude. La moindre erreur, dans ce contexte hautement inflammable, pourrait avoir des conséquences tragiques. Le 17 juin 2016, un chasseur F15 japonais "accroche" au radar un Soukhoï SU-30 chinois ; celui-ci n'a pas engagé le combat, mais l'incident a provoqué une crise sérieuse entre les deux pays. Une de plus.
Pression croissante de Pékin
Que veut la Chine ? "Elle ne vise pas que les Senkaku, mais tout l'archipel Ryukyu, y compris Okinawa, répond Grant Newsham, chercheur au Forum japonais pour les recherches stratégiques, à Tokyo. Les Chinois l'ont dit de façon très claire, mais les Américains ne veulent pas les croire !" Durant plusieurs années, cet ancien colonel de marines a été officier de liaison auprès des Forces japonaises d'autodéfense - l'appellation officielle des forces armées de l'Archipel. Pour ce fin connaisseur de la zone, nous ne sommes qu'au début du processus : "Pékin va augmenter le nombre et l'ampleur de ses incursions jusqu'à ce que les Japonais, débordés, ne puissent plus y faire face. Ils seront alors obligés de négocier avec les Chinois et de leur céder des territoires."
Acte de guerre
Stratégie risquée. Car les Japonais ne sont pas seuls. Plus de 40 000 soldats américains stationnent en permanence sur l'archipel nippon, soit davantage qu'en Allemagne ou en Corée du Sud. Pour les Etats-Unis, l'allié japonais est précieux : il constitue un rempart naturel contre les ambitions chinoises. Pas question de le laisser sans surveillance. Signé en 1952, le traité de sécurité entre Washington et Tokyo le dit clairement : toute "invasion" chinoise sur le sol japonais, y compris sur les Senkaku, sera perçue par les Américains comme un acte de guerre.
L'enchaînement décrit par Grant Newsham est-il réaliste ? Allez savoir... "On peut considérer que le pouvoir chinois a besoin d'une guerre pour asseoir sa domination ou, au contraire, que Pékin, dans un calcul très 'clausewitzien', préfère monter en puissance sans prendre un tel risque", résume Robert Dujarric, directeur de l'Institut d'études asiatiques contemporaines à l'université Temple, à Tokyo.
Située dans le sud d'Okinawa, la base américaine de Futenma a été construire au milieu d'une ville côtière, Ginowan.
Américains à la manoeuvre
Certains signes n'en sont pas moins inquiétants. Il suffirait de "couler deux porte-avions américains pour régler la question de la suprématie en mer de Chine", aurait déclaré, le 20 décembre, Lou Yuan, contre-amiral et directeur adjoint de l'Académie chinoise des sciences militaires. Pas étonnant que les États-Unis s'apprêtent à organiser des manoeuvres au large d'Okinawa, afin de tester leur capacité à "répondre à la stratégie de la Chine".
Prévue d'ici au 7 avril, cette opération devrait rassurer le gouvernement de Tokyo, qui, en coulisses, s'inquiète de plus en plus de l'inconstance de Donald Trump. "Longtemps protégés par Washington, les Japonais ont compris que le président américain n'est pas fiable, opine Robert Dujarric. Et cela leur donne des sueurs froides." Selon un autre expert, qui préfère rester anonyme, "le Premier ministre Shinzo Abe craint notamment que les Etats-Unis ne changent de position sur le dossier nord-coréen. Donald Trump pourrait soutenir un rapprochement politique entre les deux Corées, sans régler la question militaire. Que deviendraient, dans ce cas, les missiles nord-coréens à courte et moyenne portée qui menacent directement l'archipel nippon ?
Le Japon se réarme
L'autre risque, c'est le retrait américain. "Pour l'instant, Washington a besoin d'une ligne Japon-Taïwan afin de contrer les Chinois et de défendre ses intérêts, souligne Shin Kawashima, professeur au sein du département des relations internationales à l'université de Tokyo. Qu'en sera-t-il dans dix ans ? Les Etats-Unis risquent-ils de rapatrier leurs forces à Guam et à Hawaï ?" Le mouvement est, du reste, déjà enclenché : plus de 9 000 marines quitteront prochainement l'île d'Okinawa.
Pour les Japonais, le réveil est brutal. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le pays a adopté une Constitution dans laquelle il "renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation [...] ou à l'usage de la force comme moyen de règlement des conflits internationaux". Après avoir, durant plus de soixante-dix ans, laissé les Américains assurer leur défense, le Japon doit maintenant rattraper une partie de son retard. En décembre, le Premier ministre, Shinzo Abe, a approuvé un budget militaire de 212 milliards d'euros sur 5 ans - un record dans ce pays qui n'a longtemps consacré qu'un peu plus de 1% de son PIB à ses forces armées. Parmi les priorités, la modernisation de deux porte-hélicoptères, l'acquisition d'une centaine de chasseurs américains F35, des systèmes de défense antimissiles et des moyens supplémentaires pour les garde-côtes.
Plus de 1100 chasseurs chinois
Est-ce suffisant pour se mettre à l'abri du feu chinois ? Non. Les Chinois possèdent plus de 1 100 chasseurs, quand les Japonais en détiennent moins de 300, selon le classement international Global Firepower. Sur mer, c'est pire : Pékin dispose de 4 fois plus de sous-marins que Tokyo. Les Chinois peuvent déployer 50 frégates ; les Japonais, aucune... Tokyo n'est pas près de se passer de Washington pour assurer sa défense.
Et l'addition est salée. Chaque année, le gouvernement nippon verse l'équivalent de 1,5 milliard d'euros à l'Etat américain pour l'entretien de ses forces armées. A cela s'ajoutent les dépenses indirectes (salaires des travailleurs japonais employés sur les bases américaines, loyers des terrains occupés par l'armée américaine...), soit 2 milliards d'euros supplémentaires. Enfin, Tokyo va devoir prendre en charge le déménagement de la base de Futenma, dans le sud d'Okinawa. Ce dossier, hautement sensible, montre la faible marge de manoeuvre de Tokyo vis-à-vis de son allié.
Vols en rase-mottes
En 1996, les deux pays se sont engagés à déplacer cette base, réputée trop dangereuse pour la population locale. Construite, à l'origine, par l'armée japonaise, elle a été agrandie par les Américains après la Seconde Guerre mondiale. Pour construire des hangars, des quartiers entiers de la ville voisine de Ginowan ont été rasés. Derrière les barrières d'enceinte, on trouve ainsi des habitations, des écoles, et même un hôpital. Des "Osprey", drôles d'avions-hélicoptères aux hélices pivotantes, survolent souvent ces quartiers à basse altitude, au grand dam des habitants.
'' Quand ils passent au-dessus de ma maison, ma télé s'arrête", fulmine Yasua Ganaha, un voisin. "Normalement, les pilotes n'ont pas le droit de voler après 22 heures, mais ils font ce qu'ils veulent", se plaint une voisine, qui promène son vieux chien. C'est aussi l'avis de Seiryo Aragaki, conseiller à la préfecture d'Okinawa, un austère bâtiment planté au coeur de la ville de Naha : "Les Américains causent des problèmes, mais ils n'assument pas leurs responsabilités", accuse-t-il.
Atterrissages forcés
Plusieurs accidents ont ému la population locale. En décembre 2017, un hublot tombe dans une cour d'école élémentaire. Deux mois plus tôt, un hélicoptère s'était écrasé près du village d'Higashi, plus au nord. L'an dernier, il y a eu 23 atterrissages forcés sur la piste de Futenma, selon des statistiques locales. Autant dire qu'à Ginowan, on attend le départ des Américains avec impatience. Certains sont, toutefois, plus nuancés : "Je vis avec ce bruit d'avion permanent depuis ma petite enfance, témoigne Natsuki Takehara, vendeuse dans une boutique de vêtements en face de la base. Je ne suis pas rassurée, avec tous ces appareils qui passent au-dessus de nos têtes, mais la montée des menaces chinoise et nord-coréenne rend leur présence nécessaire."
Terre des ancêtres
Un autre sujet divise les habitants : l'argent. A la différence d'autres bases américaines, Futenma a été construite sur des terrains privés. Chaque année, l'Etat japonais verse, en moyenne, 16 000 euros aux 3 722 propriétaires locaux. Une manne pour certains, une malédiction pour d'autres. "Mon père a longtemps vécu sur cette terre, avant qu'il n'en soit chassé, témoigne Tobaru Isao. Depuis soixante-treize ans, l'Etat nous paie un loyer de 800 euros, mais ça suffit ! C'est la terre de mes ancêtres, je veux la récupérer. C'est là que je veux être enterré."
Son voeu devrait être exaucé. Les Américains vont partir - du moins lorsqu'ils pourront aménager dans la nouvelle base, à Henoko, au nord d'Okinawa. Le problème, c'est que les habitants d'Okinawa n'en veulent pas. Pourquoi, disent-ils, leur île devrait-elle continuer à supporter plus de 70 % de la présence américaine au Japon, alors qu'elle représente moins de 1 % de sa superficie ? En outre, le futur site est un paradis écologique. On y trouve du corail et des espèces marines menacées. Si l'on coule du béton dans les sous-sols marins, le paisible dugong - un mammifère marin - risque, notamment, de disparaître.
Référendum : la victoire du "non"
Le 14 décembre, Tokyo a annoncé le début des travaux de remblaiement, contre l'avis des autorités locales. "Il va bien falloir que le gouvernement nous écoute, proteste Seiryo Aragaki. Pour l'instant, il n'a montré que du mépris. Pour lui, nous ne sommes qu'une petite colonie du sud, à 1 500 kilomètres de la capitale..."
Questionnés, les vieux Okinawaïens ne mettent pas longtemps à évoquer des souvenirs douloureux. Ceux de la guerre, par exemple. Quelques mois avant la capitulation, en 1945, l'armée japonaise a encouragé les suicides collectifs au sein de la population locale. De nombreux habitants sont morts de faim. Longtemps contestée par les nationalistes, cette sombre page a laissé des traces dans l'inconscient collectif.
Ce sentiment d'être méprisé par le pouvoir central explique la victoire récente de Denny Tamaki au poste de gouverneur d'Okinawa. Farouchement opposé à ce projet, ce fils d'une serveuse et d'un soldat américain a organisé un référendum, le 24 février, pour que le "non" l'emporte. Objectif atteint : les Okinawaïens ont largement rejeté le projet du gouvernement japonais Du coup, celui-ci se retrouve dans une situation délicate. Il doit en effet offrir une solution viable à son allié américain. Hors Henoko, jure-t-il, point de salut.
Et pendant ce temps, Pékin rigole
Ce n'est toutefois pas l'avis de Grant Newsham. Libéré de son devoir de réserve depuis qu'il est en retraite, notre ancien colonel Grant Newsham ne mâche pas ses mots et règle quelques comptes. Les habitants d'Okinawa ? "On parle toujours des opposants, mais jamais de ceux - et ils sont nombreux - qui souhaitent le maintien des Américains, s'emporte-t-il. Personne n'évoque non plus les 3 milliards d'euros de subventions que Tokyo injecte chaque année dans l'économie locale !" La future base d'Henoko ? "Tout le monde répète comme un mantra que c'est la meilleure solution, mais c'est faux ! La future piste sera trop courte. Elle ne comptera que 1 190 mètres, contre 2 740 actuellement. Ce sera un handicap majeur en cas de conflit avec la Corée ou avec la Chine." Le dossier n'est donc pas près de se régler. Vu de Pékin, en tout cas, ce micmac doit être des plus divertissants.
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