Orano creuse le filon de l’uranium du Kazakhstan
Article de Nicolas Stiel 1 nov 2023
La future mine de South Tortkuduk
Sous pression au Niger, où sa production est à l’arrêt, le français investit dans ses très rentables gisements d’Asie centrale. Une présence stratégique pour répondre à la croissance mondiale du nucléaire.
Emmanuel Macron est en visite au Kazakhstan ce 1er novembre. L’objectif, dixit l’Elysée : « Soutenir l’effort de souveraineté du président Kassym-Jomart Tokaïev face à la Russie et à la Chine ». Coincée entre ces deux puissants voisins, la république d’Asie centrale, grande comme cinq fois la France, est très courtisée. Notamment pour ses sous-sols gorgés de pétrole, gaz, chrome, terres rares et… uranium. Le Kazakhstan en est de loin le leader, fournissant près de 43 % de la production mondiale de ce minerai. Parmi la délégation de chefs d’entreprise accompagnant le chef de l’Etat à Astana, figure donc au premier rang Claude Imauven, président du conseil d’administration d’Orano (ex-Areva).
Extraction économe
Le spécialiste du combustible nucléaire est une des plus importantes entreprises françaises implantées dans le pays, depuis qu’elle a noué en 1996 une coentreprise avec le groupe minier national Kazatomprom, Katco, qu’elle détient à 51 %. Les deux mines d’uranium que Katco exploite à Tortkuduk et Muyunkum, dans les steppes des contreforts de la montagne Karataou, à plus de 1 000 km au sud d’Astana, sont les joyaux d’Orano. Sur place, d’énormes foreuses s’activent dans un bruit sourd à creuser dans le sol sablonneux. Ici, pas de mine à ciel ouvert ni de dédale souterrain, l’uranium est extrait du sol selon la technologie de la récupération in situ (ISR). Ce procédé consiste à injecter dans les puits une solution acide afin de dissoudre l’uranium. La mixture est pompée jusqu’à la surface puis acheminée dans un pipeline vers une usine. Mélangé à une résine et à de l’ammoniaque, le « jus » uranifère devient alors solide, prêt à être commercialisé.
L’avantage : en évitant plusieurs étapes du processus minier classique – le concassage de la roche, le transport par camions, le creusement de galeries –, la méthode d’extraction ISR consomme moins d’énergie et a donc des coûts de production plus faibles, « environ deux fois moins élevés que ceux de la mine d’Orano au Niger, indique Pascal Bastien, directeur général de Katco. L’activité ici a toujours été profitable, même en 2017 quand les prix spot de l’uranium étaient au plus bas, à 17 dollars la livre. »
Forte demande
Aujourd’hui, portés par le dérèglement climatique et les tensions géopolitiques qui ont ranimé l’intérêt pour l’électricité nucléaire, les cours sont remontés en flèche, jusqu’à près de 70 dollars. Le niveau le plus élevé depuis la catastrophe de Fukushima en 2011. A l’heure où le Japon rebranche des réacteurs, où la Chine en construit 25, où la France a le projet d’en bâtir 6,
la demande pourrait presque doubler d’ici à 2040, à 130 000 tonnes par an contre 65 650 tonnes actuellement. Les producteurs d’uranium sont donc sous tension, et particulièrement Orano, qui, après le coup d’Etat au Niger en juillet, a dû mettre son usine de Somaïr (environ 1 000 tonnes par an) à l’arrêt faute de pouvoir se fournir en produits chimiques.
Après le Canada (5 000 tonnes par an), les mines kazakhes de Katco sont les plus importantes pour l’entreprise d’Etat française, pesant pour 25 % de sa production d’environ 8 000 tonnes chaque année. Une part vendue à 100 % à la Chine, limitrophe. En effet, si Orano est le principal fournisseur d’EDF, dont il comble 40 % des besoins du parc nucléaire, il n’est pas le seul. Pour limiter les risques, l’électricien a diversifié ses sources d’approvisionnement depuis une quinzaine d’années, achetant auprès d’autres groupes miniers, tels le canadien Cameco et Kazatomprom. De son côté, Orano vend son uranium à d’autres énergéticiens de l’atome, comme le chinois CNNC.
Actives depuis 2006, les stratégiques Tortkuduk et Muyunkum ont cependant vu leur rendement chuter de moitié en une décennie, à 2 100 tonnes. « On a commencé par prendre la crème du gâteau, dit un responsable français de Katco. Les miettes qui restent sont moins sucrées, mais ça vaut le coup d’aller les chercher. » Mais cette baisse n’est pas du goût de son partenaire local. « Les mines de Katco sont les plus profitables d’Orano, mais pas les plus profitables de Kazatomprom, taclait en septembre Yerzhan Mukanov, son ex-directeur général, remplacé le 2 octobre par le directeur financier, Meirzan Yussupov. Pour gagner plus d’argent, l’entreprise doit réduire ses coûts de production, notamment dans ses achats d’acides, de nitrates et de pipelines. » Directeur client et stratégie d’Orano, Jacques Peythieu confirme que les mines de Katco produisent en dessous de leur capacité. « Il y a eu une crise de la production d’acide sulfurique, liée à la fois à une demande en augmentation et à la perturbation logistique du fait de la guerre en Ukraine », justifie-t-il.
Gains de compétitivité
Pour accélérer la cadence, Katco a acquis deux foreuses allemandes Prakla, bien plus puissantes que les traditionnelles Zif d’origine soviétique. Payés environ 400 euros par mois, le double du salaire moyen kazakh, les 500 foreurs de Tortkuduk s’activent pour faire remonter la production : ils tournent deux semaines de suite sept jours sur sept en deux équipes de douze heures. Un travail exigeant, surtout l’hiver quand le thermomètre descend à - 30 degrés. Tortkuduk et Muyunkum devraient arriver à épuisement en 2027 et 2030. En août 2022, Katco a signé avec l’Etat pour l’exploitation d’une nouvelle mine sur la parcelle, South Tortkuduk, qui devrait entrer en service l’an prochain. Katco y a investi 190 millions de dollars. « Les réserves du nouveau site s’élèvent à 45 000 tonnes, indique Pascal Bastien. A partir de 2026, on espère produire 4 000 tonnes d’uranium par an. »
Au moment où le marché du nucléaire repart, Orano doit impérativement disposer de nouveaux moyens de production. Il vient de signer, le mois dernier, un accord pour exploiter une future mine en Mongolie, potentiellement l’un des plus grands gisements au monde. En attendant, Claude Imauven entend bien profiter du voyage présidentiel au Kazakhstan pour élargir la success story de Katco.
Nicolas Stiel, envoyé spécial au Kazakhstan